Posté le 31.08.2015 à 13h47
Bertrand Tavernier (Président), Thierry Frémaux (Directeur), Bernard Chardère (ancien Directeur) et toute l’équipe de l’Institut Lumière ont l’immense tristesse de vous faire part de la disparition de Raymond Chirat le 26 août dernier. Aujourd’hui ont lieu ses obsèques. Nous voulons nous souvenir de lui.
Raymond Chirat (1922-2015)
photo : Jean-Luc Mège / Institut Lumière 2007
C’était le plus grand historien vivant d’un cinéma français dont il aura écrit l’histoire en le cataloguant. Raymond Chirat est un auteur dont l’oeuvre s’est bâtie sur l’amour du travail des autres. Comptable minutieux d’un cinéma français dont il a entrepris l’exhumation totale et définitive, il a imposé, par un travail d’une rigueur exemplaire, le respect de la mémoire pour un art qui n’en avait plus depuis Georges Sadoul, Henri Langlois et Jean Mitry. Par hasard presque, on va le voir.
Auteur prolifique, il aura publié de nombreux livres. Aux côtés de Bertrand Tavernier et de Bernard Chardère dès la création de l’Institut Lumière, il en a fondé les archives non-film et la bibliothèque de cinéma qui porte son nom depuis plusieurs années.
Lyon, années trente. Un petit garçon écume les cinémas lyonnais et chaque soir note d’une écriture serrée et appliquée le générique des films vus dans la journée. A priori, rien que de très banal. Des listes, on en a tous fait et l’histoire aurait pu s’en tenir là. La particularité de Raymond Chirat fut de persévérer puis d’élargir son champ d’action à TOUS les films qui sortaient ou qui étaient sortis. Dans cet appartement de l’avenue de Saxe à Lyon où il est né en 1922 et qu’il n’a jamais quitté – avantage suprême pour un archiviste -, les petites fiches se sont accumulées. Avec une obstination oscillant entre la passion de l’amateur et la manie du scientifique, Raymond Chirat prit la mesure du défi qu’il s’était lancé et que les deuxièmes métiers (en bon lyonnais, il fut même restaurateur !) n’empêcheront jamais de mener à bien : archiver le cinéma français des origines à nos jours… Opération réussie, seul, et à l’insu des spécialistes. Des années plus tard, on se rendit compte (et Claude Beylie le premier) que la seule source d’étude fiable sur les trois mille films français de la période antérieure à 1950 dormait dans ses cartons.
Dans les années soixante, Bernard Chardère, fidèle ami des origines, organisait des week-ends de cinéma français, les légendaires CICI, qui réunissaient les amateurs, dont Raymond (et le jeune Bertrand Tavernier « qui poussait des rugissements de plaisir sans attendre la fin du générique »), me racontait Raymond. Il tenta de le publier au milieu des années soixante, depuis Lyon. L’entreprise éditoriale était coûteuse. L’énorme fichier s’exila alors à Bruxelles, à la Cinémathèque Royale de Belgique. Lorsqu’en 1975 sortit le Catalogue des films français de long métrage sonores de fiction 1929-1939, ce fut l’émoi chez les cinéphiles francophones : voila ce qu’ils attendaient depuis des années. Un dictionnaire fouillé, précis, obéissant à une démarche d’historien, qui faisait état de ses sources mais aussi de ses manques à un moment où le cinéma ignorait jusqu’à ses ignorances, l’annuaire indispensable pour les programmateurs, pour les journalistes, pour les écrivains (Patrick Modiano fut toujours un fervent lecteur de Chirat), pour les collectionneurs. Deux autres catalogues sortirent dans la foulée avec le même succès. Son autorité s’étendit. Ses génériques devinrent la référence. Les cinéphiles se mirent à parler désormais du Chirat comme les pharmaciens le faisaient du Vidal.
Raymond se tourna alors vers des ouvrages de promenade littéraire qui se lisent avec une douce émotion. Cet admirateur d’Alexandre Vialatte et d’Anatole France, grand connaisseur de théâtre (sa seconde passion), de littérature ou d’art lyrique, était un écrivain, qui ne concevait pas le propos sans le style. Ses livres exhalent le parfum des souvenirs d’en France, tout droit venus des batailles d’édredons de Zéro de conduite, des déambulations de Max Dearly et de Saturnin Fabre, bref de ce temps où le cinéma, écrivait-il, « a constamment illustré la petite histoire de ces années, dispensé les boudoirs et les fumoirs, les cours d’assises et les cours de caserne, le bistrot du coin et les réceptions à plante verte, recueilli les rires frais des ingénus, les pâmoisons des demoiselles en combinaison, les sanglots de la Mater Dolorosa et les émois du père célibataire. »
Avec ces livres, Chirat, qui fut ensuite souvent accompagné par Olivier Barrot, procèda à un vaste travail de réémergence du cinéma français dont il traquait sans relâche les zones les plus obscures. Scénaristes inconnus ou réalisateurs mineurs revécurent sous une plume qui jubilait. Impossible pourtant de lui faire avouer sa préférence pour tel ou tel cinéma. Il n’avait rien d’un passéiste et il lui arrivait souvent de s’émerveiller devant la « maturité et l’intelligence » des cinéastes français contemporains.
Pas seulement par ses livres, mais aussi par sa personnalité, sa générosité (nul plus que lui recevait chercheurs et journalistes, jeunes étudiants ou vieux érudits), Raymond Chirat fut le phare de l’Institut Lumière – il y accueillit et forma Eric Le Roy, des Archives du film du CNC, qui devint Président de la FIAF, la Fédération internationale des cinémathèques.
Son travail était reconnu partout, jusqu’à l’étranger. En France, lorsque Nicolas Seydoux, Martine Offroy et Pierre Philippe lui confièrent l’exploration des archives de Gaumont, il le prit, je m’en souviens, comme une reconnaissance précieuse – il était la modestie incarnée. Lorsqu’il fut élu Président de l’Association Française des Historiens du Cinéma, en remplacement de Jean Mitry, la gratitude publique de ses pairs alla de soi : Chirat avait contribué à redynamiser l’histoire du cinéma. Il le fit consciencieusement, reçut en 1988 le prix du « meilleur ouvrage » sur le spectacle décerné par la SACD – ça convenait bien à l’artisan qu’il voulait être. Puis il s’en retourna à ses études et ne cessa jamais de noircir ses fiches.
Raymond n’avait rien d’un pape et resta toujours étranger à toute notion de pouvoir. Car l’homme était d’une amabilité à toute épreuve et d’une patience infinie avec ses collègues cinéphiles comme avec les visiteurs qu’il accueillit longtemps après sa retraite à la médiatheque-bibliothèque de l’Institut Lumière dont il eut l’idée en 1983, et dont il se préoccupa de l’animation et de l’approvisionnement, avant qu’aujourd’hui Armelle Bourdoulous et Bruno Thévenon n’en reprennent la charge.
Quand nous avons lancé le festival Lumière, nous avons créé le Prix Raymond Chirat, pour récompenser le travail d’un historien du cinéma – le premier a été remis à Pascal Mérigeau pour ses recherches sur Jean Renoir. La suite est pour octobre et l’histoire ne s’arrêtera pas.
Jusqu’au bout, il garda une énergie inépuisable. Bertrand Tavernier, qui prépare un documentaire sur le cinéma français, l’appelait pour obtenir une précision, une date, un générique, ou pour évaluer tel ou tel film ou cinéaste disparus. Raymond, pour lequel la transmission n’était pas un vain mot, anima longtemps, et il y a deux ans encore, le cycle sur le cinéma français qu’accompagnait Maelle Arnaud. Cela s’appelait « Le cinéma de Raymond Chirat » et ça voulait tout dire.
Tellement drôle, tellement tendre : toute l’équipe de l’Institut Lumière, et bien au-delà, l’adulait et cherchait sa compagnie. Volontiers caustique dans les jugements qu’il portait sur les films, sur les gens et sur la vie, il était d’un altruisme infatigable et resta fidèle à ses amitiés. J’en fus l’heureux destinataire et le rencontrer changea ma vie à jamais.
Le 19 août, comme je ne l’avais pas vu depuis Cannes, qu’il me manquait et que je culpabilisais aussi, je me suis précipité chez lui. Il balaya d’une phrase mes excuses sur mes absences et mes trop rares appels téléphoniques (« Tu as tant à faire » me disait-il toujours), et nous avons passé ensemble le temps que nous n’avions pas eu ces derniers mois. Le corps déclinait, la voix était faible mais l’esprit n’avait pas changé. Nous avons parlé de cinéma, de littérature, d’écriture et de lecture : il venait de dévorer le Journal de Maurice Garçon – la période de l’Occupation restait l’une de ses passions. Nous évoquâmes la situation des archives, et la succession de Serge Toubiana à la cinémathèque française, il me questionna sur la programmation du festival Lumière à l’ouverture duquel il regrettait de ne pas assister. Dans ces pièces emplies de livres, son oeil s’alluma lorsque je lui proposai de lui faire parvenir les DVD des films de Duvivier restaurés que nous nous apprêtons à montrer au festival. Il restait un inlassable dévoreur de cinéma. C’est aussi ça, sa leçon : ne parler que des films qu’on a vus, et pour ça, il faut en avoir l’appétit.
Nous parlâmes aussi du lycée de la Martinière à Lyon qu’il fréquenta pendant sa jeunesse : « Tu imagines, ils sont tous partis, il ne reste plus personne » me dit-il comme s’il oubliait qu’il avait survécu à tout le monde. Il parlât aussi de la famille, se réjouissait du mariage de sa petite-fille Marion qui approchait, du plaisir de revoir Camille, Danièle et Nicolas. Et de l’amitié, quand il me dit que Bernard Chardère l’appelait tous les jours pour prendre de ses nouvelles. « J’ai eu une enfance difficile, m’a-t-il dit, mais rapidement, j’ai eu les amis. Et l’amitié a été la grande affaire de ma vie. » « Avec Mijo. » ajouta-t-il. Mijo, Marie-Josèphe la beaujolaise, fut son épouse pendant près de soixante ans et c’est à elle que nous pensons aujourd’hui. Elle était à ses côtés ce jour-là, comme tous les autres jours, et continuait à veiller sur lui. C’est dans ses bras que Raymond est mort alors qu’il venait de fêter ses 93 ans, dans l’appartement de l’avenue de Saxe dans le 3e arrondissement de Lyon, où il naquit et où il aura vécu toute sa vie.
Aujourd’hui, lundi 31 août 2015, alors que ses amis l’accompagneront au cimetière de la Guillotière, pas loin de Monplaisir où est né le cinéma, il règnera sur Lyon une tristesse infinie. Oui, nous serons infiniment tristes, mais nous serons aussi emplis de l’énergie, de l’amitié, de l’humanité que Raymond nous a transmises toutes ces années. Il nous manquera mais il nous inspirera.
Thierry Frémaux
> A lire : L'hommage de Lucien Logette à Raymond Chirat dans la revue Jeune Cinéma