Lettre de Bertrand Tavernier
à Arnaud Desplechin


Remise du 16e Prix Jacques Deray

Samedi 22 février 2020 à l'Institut Lumière, Lyon


Posté le 25.02.2020 à 10H30


 

 

Bonsoir à tous,


Je voudrais d’abord vous dire mes regrets de ne pas être présent parmi vous ce soir et j’ai demandé à Thierry de lire cette lettre. En plus de 15 ans, je ne crois pas avoir raté beaucoup de Prix Jacques Deray – j’étais même là pour l’étonnant Doucement les Basses, ou Un peu de soleil dans l’eau froide – mais des raisons personnelles m’obligent à rester à Paris.

Avec mes regrets, je voudrais vous dire mon amitié et le caractère fondamental de ce prix, comme celui du souvenir de Jacques, de sa présence, de son travail, de ses films, dès Rififi à Tokyo et Symphonie pour un massacre, des combats que nous avons eu en commun, de sa passion pour Lyon et pour l’Institut Lumière dont il fut, jusqu’à sa mort en 2003, l’actif vice-Président.

Et je voudrais dire quelques mots de ce film qu’avec Agnès Vincent-Deray, Laurence Deray, Maelle Arnaud et Thierry Frémaux, nous avons décidé de célébrer ce soir. Ce film et ce metteur en scène. Comme spectateur, j’accompagne l’œuvre d’Arnaud Desplechin depuis ses débuts, depuis La Vie des morts et La Sentinelle, où nous avons commencé à correspondre. C’est un cinéaste qui me surprend toujours par le choix de ses sujets et par la façon dont, à chaque projet, il propose une mise en scène, un voyage. Et c’est encore le cas, ô combien, avec Roubaix, une lumière.

Quand j’ai vu le film en août dernier, au moment de sa sortie, j’ai écrit tout de suite à Arnaud pour lui dire mon émotion et mon admiration. Le film était déjà couvert d’éloges et même si je m’attendais, venant de lui, à un grand moment de cinéma, j’ai été ébloui par cette œuvre extrêmement forte et singulière. Je n’étais pas le seul, en effet. Dans l’obscurité de ce lieu, je me suis senti bien, j’ai d’emblée ressenti une proximité, une intimité devant ces personnages. Je ne voulais pas les lâcher, je ne voulais pas sortir de la salle.

Grâce à la caméra (admirable photo d’Irina Lubtchansky), le film les regardait en face, avec franchise et pourtant avec humilité. Leur fragilité, leurs souffrances, la part d’ombre et de nuit qu’ils trimballaient stoppaient tout déballage pyrotechnique, toute obligation spectaculaire, car la force de ce regard porté sur eux suffisait.

Je les regardais vivre et me sentais bouleversé devant le visage, la voix du commissaire Daoud, devant ses éclairs, cette façon qu’ont certains flics de métier de saisir ce qui s’est passé en regardant les lieux, la topographie, les visages (il est, comme on le disait de Maigret, un raccommodeur de destinées, presque un romancier autant qu’un policier), devant les balbutiements tâtonnants de Marie, devant les brusques aveux de Claude (« J’ai gâché ma vie ») incarnée par une Léa Seydoux dont le jeu, le phrasé et le visage portent et disent son propre passé de princesse déchue.

Le film va constamment au cœur des choses, au cœur des âmes et il ne laisse personne de côté. Tous les personnages, je dis bien tous, sont importants. C’est un cinéma de grands et de petits rôles – les gens ont des accents, des trognes, des manières régionales et ils sont pourtant universels. Ils sont et incarnent ces existences, ces douleurs aussi, et cette misère, tout ce qu’une partie de la classe politique et médiatique ignore.

Les acteurs sont prodigieux, chacun dépouillé des oripeaux de ses personnages antérieurs, comme s’ils apparaissaient pour la première fois à l’écran.

On le savait mais Léa Seydoux et Sara Forestier se révèlent à nouveau des comédiennes inouïes qui jamais ne tentent d’adoucir leurs personnages, contrairement à ce que font tant d’actrices américaines.

Quant à Roschdy Zem, c’est un voyageur des ténèbres. Il est le personnage que le cinéma français attendait enfin, celui d’un homme qui porte l’histoire de sa famille, de sa communauté, de cette région de France, de ces enfants de banlieue qui grandissent avec la conviction que rien n’est perdu, malgré tous les mauvais souvenirs. Comme flic, il dit ce que la République doit continuer à être. Comme acteur, il est un seigneur.

Et il y a ce beau titre : Roubaix, une lumière. Voila un film qui dit les villes de France, et qui montre combien il est difficile pour certains de simplement traverser la rue. Pensant au regard d’Arnaud, et à sa compassion, j’ai pensé à celui et à celle de Bernanos, lui qui disait : « Qui cherche la vérité de l’homme doit s’emparer de sa douleur ».

En plus de quinze ans, nous avons récompensé de très beaux films. Je suis particulièrement heureux qu’on remette ce soir le 16e Prix Jacques Deray à Roubaix, une lumière et à Arnaud Desplechin.

 

Bertrand Tavernier

Président de l’Institut Lumière