Polanski et le jazz
L'homme qui a mis le diable en musique

 


Posté le 12.04.2016 à 16H11


 

 

 

 

Qui a composé la ritournelle entêtante - et glaçante - de Rosemary's baby ? Il faut remonter dix ans plus tôt, à une rencontre que Roman Polanski raconte dans ses mémoires (Roman par Polanski, Fayard, 1994). On est à l'automne 57, il a achevé le montage de son cinquième court-métrage, Deux hommes et une armoire. Il cherche un musicien. "Le jazz était devenu respectable avec le dégel et, partout, les jeunes Polonais se pressaient dans les concerts et les festivals. le groupe de Christopher Komeda [à l'époque, on l'appelle encore Krzysztof] était parmi ceux qui remportaient le plus vif succès (...) Il vint au rendez-vous accompagné de son épouse Zofia, qui fit tous les frais de la conversation. Qant à Komeda lui-même, rouquin binoclard affligé d'une légère claudication - souvenir de la polio - il se contenta d'écouter. il paraissait presque méprisant au premier abord, aussi froid que sa musique. Quand j'eus appris à mieux le connaître, j'appris que sa réserve était le signe d'une profonde timidité, un vernis sous lequel il cachait sa gentilleesse et sa grande intelligence."

Entre les deux hommes, coup de foudre, professionnel puis amical : Komeda sera le compagnon de l'ascension du jeune cinéaste, l'accompagnant jusqu'à Hollywood - et signant au passage des musiques pour d'autres cinéastes, Wajda, Skolimowski ou Henning Carlsen. Premier fait d'armes  : la bande originale du Couteau dans l'Eau, le coup d'essai coup de maître de Polanski en 1962. Marqué par le son du pianiste McCoy Tyner (du quartette de John Coltrane) Komeda signe plusieurs thèmes, rythmés ou langoureux, qui commentent avec ironie et sophistication l'action du film : joute psychologique entre un couple et une jeune auto-stoppeur, insolente lutte des classes dans la Pologne socialiste...

 

 

 

 

 

 

Six ans plus tard, il n'exerce plus, sous son vrai nom (Krzysztof Trzcinski), son métier d'ORL...Professionnel de la musique, en séjour prolongé aux Etats-Unis, il compose la berceuse de Rosemary's baby, que Mia Farrow enregistre comme s'il s'agissait d'une comptine pour enfants - mais d'une comptine venue d'un autre monde. A l'image du film lui-même, précurseur d'un genre bientôt florissant, le morceau préfigure ce qui sera l'utilisation des mélodies lancinantes et des voix de femme dans le cinéma d'horreur qui va suivre (quelques compositions du groupe Goblin pour Dario Argento, par exemple). Ci-dessous, une prise "live" de Komeda au piano - qui fait lui-même la voix ? -, étrangement dissonante, enregistrée chez lui :

 

 

Christopher Komeda meurt à 37 ans, en avril 1969. Mort stupide : une chute pendant une nuit de beuverie, un choc à la tête, d'abord des migraines, puis le coma. "J'avais une telle foi dans le progrès scientifique en général, et dans la médecine américaine en particulier, que j'étais persuadé qu'il s'en tirerait, raconte Polanski. Je me trompais. Il mourut peu après que son épouse l'eut fait rapatrier en Pologne. Ma seule consolation fut de me dire que depuis son arrivée à Hollywood, Komeda n'avait jamais cessé d'être heureux." La joyeuse bande d'amis polonais qui a quitté le gris socialisme pour la liberté de la côte ouest en prend un coup; le pire est encore à vanier, avec la mort de Sharon Tate, quelques mois plus tard.

Quarante ans plus tard, Alexandre Desplat est devenu le compositeur attitré de Roman Polanski. Mais il sait rendre hommage à la musique de Komeda, comme il le fit au dernier Festival Lumière. "Il y a un rapport intime entre la musique et la mise en scène de Roman Polanski, explique-t-il. Dans toutes ses oeuvres, la partition apporte une dimension supplémentaire à la dramaturgie, avec toujours une liberté offerte au compositeur. Je pense avoir toujours essayé d'écrire des partitions singulières pour Roman, car il vous entraine vers la découverte. La versatilité stylistique dans une ligne esthétique définie est le deuxième axiome. Komeda, le premier compositeur, l’ami des premières aventures cinematographiques put ainsi proposer des partitions resolument mélodiques tres variées: jazz où le sextet de Miles Davis de 1958-59 pèse de tout son poids, dans Le Couteau dans l’eau, berceuse lancinante, dans Rosemary’s baby, une musique pop/baroque avec choeurs, dans Le Bal des vampires... Cette versatilité  et cette connaissance étendue de la musique ne pouvaient que m’inspirer." Comme si la méthode initiée par le tandem Polanski-Komeda avait continué à porter ses fruits.

Adrien Dufourquet