DIEU SEUL LE SAIT
L’art de la délicatesse selon John et Bob


Posté le 19.12.2016 à 17h


 

L’Enfer des tropiques : c’est le titre du film (de Robert Parrish) que Robert Mitchum vient de tourner à Trinité-et-Tobago, et l’expression résume parfaitement l’état d’esprit du comédien en apprenant à l’été 1956 que – contrat oblige – il doit illico y retourner pour y jouer, sous la direction de John Huston, dans Dieu seul le sait. La chaleur, les moustiques, la gorge toujours sèche… En signe de protestation, l’acteur accueillera son metteur en scène, le matin du premier jour de tournage, avec une bouteille de vodka vide – le liquide ayant été opportunément transvasé dans son estomac. Vaseux, mais tout de même vaillant, Mitchum titubera jusqu’au plateau, et fera le job…

 

DIEU SEUL LE SAIT 1956 07

 

Quatre ans plus tôt, c’est dans le sillage du succès d’African Queen que la Fox a acquis les droits du roman de Charles Shaw, Heaven Knows, Mr. Allison, qui deviendra Dieu seul le sait. Il y est encore question d’un couple-de-personnages-que-tout-oppose-mais-qui-finiront-par-s’apprécier (et plus si affinités) :  ici une nonne et un marine de l’armée américaine naufragés sur une île du Pacifique, en pleine guerre…

Les ligues de vertu ont protesté, il a été question un temps que la religieuse n’en fût pas vraiment une, mais Huston et son scénariste, John Lee Mahin (qui a écrit Quo Vadis et Mogambo) ont tranché : la nonne n’aura pas encore proclamé ses vœux, ce qui est plus acceptable, et de plus il ne se passera (explicitement) rien entre elle et le soldat… Quand un représentant du clergé américain débarque sur le plateau, Huston lui joue pourtant un de ces tours qu’il affectionne : soudain, Mitchum saisit Deborah Kerr et l’embrasse à pleine bouche. L’envoyé spécial divin pousse des hauts cris, Huston l’assure que la scène a été écrite comme ça, qu’on ne peut rien y changer. En réalité, il n’y a pas de pellicule dans la caméra…

Entre Robert Mitchum et Deborah Kerr, l’Écossaise rousse abonnée aux habits sacerdotaux – on pense au Narcisse noir, bien sûr – le courant est passé. Il l’aide quand il s’agit de marcher dans la vase ou sur des rochers. Il n’est jamais insistant : « C’est la seule de mes partenaires avec qui je n’ai pas couché » se vante-t-il, doublement goujat. Lui-même se plie aux desiderata de John Huston, dont il aime écouter les récits de tournage : Le Trésor de la Sierra Madre est l’un de ses film de chevet et le cinéaste lui parle de son envie d’adapter L’Homme qui voulut être roi de Kipling – mais ce sera vingt ans plus tard, avec Michael Caine et Sean Connery.

Le cinéaste et ses comédiens savent que l’histoire est ultra-ténue : un drôle d’amour non dit entre deux êtres que le danger rapproche. Ça pourrait être ridicule, mais c’est délicieux : la nonne dégrossit le soldat analphabète ; le soldat la protège des Japonais, montrés comme des pantins militaristes – mais, plus tard, l’armée américaine ne sera pas beaucoup mieux traitée. Et puis, se donner à Dieu ou à un drapeau, est-ce si différent ? Dans la carrière hétéroclite et surabondante de Huston, Dieu seul le sait est à part, singulièrement modeste et délicat. On y voit d’ailleurs une tortue géante faire boire la tasse à Mitchum, ce qui, à notre connaissance, n’arrive dans aucun autre film…

 

 

Adrien Dufourquet

 

 


 

Dieu seul le sait de John Huston (1957)
Mercredi 20 et jeudi 21 décembre à 21h