Archéologie Dardennaise (4)
Dernier stade avant l'éclosion


Posté le 04.07.2016 à 10H10


 

 

C'est à l'initiative du légendaire documentariste Henri Storck (1907 - 1999), peintre de la Belgique au travail, que les frères Dardenne se lancent dans leur première fiction originale. Au milieu des années 80, Storck, fondateur du Centre de l'Audiovisuel à Bruxelles souhaite qu'un film raconte les mutations du paysage industriel européen, et plus précisément la fermeture des usines sidérurgiques de Wallonie. Il fait lui-même des recherches historiques, pour un projet qui s'intitule encore Vulcain chômeur...


je-pense-a-vous

Le CBA propose l'idée aux Dardenne qui y travailleront pendant de nombreuses années, changeant de coscénariste (de Tonino Guerra à Jean Gruault) et de projet au fil des ans (plusieurs scripts successifs, aux histoires différentes, s'intitulent L'Homme en trop, puis Les Voyages de Marco Polo, puis Les Enfants de Vulcain). Ils se lancent finalement dans Je pense à vous, l'histoire d'un ouvrier (joué par Robin Renucci) que la fermeture de son aciérie pousse dans une spirale auto-destructrice : il quitte sa femme (Fabienne Babe) et leur fils, et disparaît.

Achevé en 1992 Je pense à vous n'est pas un bon souvenir pour les Dardenne, qui n'ont pas encore trouvé leur manière singulière de travailler et n'ont pas toujours en eux la confiance suffisante pour s'imposer à l'équipe, qui croit voir arriver des "vidéastes", des "gentils animateurs socioculturels", comme le raconte Jean-Pierre Dardenne à la revue Contre Bande: "Si tu ne travailles pas avec des gens que tu connais bien, ce ne sont que des rapports de pouvoir sur un plateau,. J'aurais rêvé de travailler sur le tournage comme nous travaillions tous les deux, en confiance. Mais dès le premier jour de tournage de Je pense à vous, putain, je me suis pris un coup. Et les techniciens le voient tout de suite. Ce sont des chacals. Ils pensent que c'est pour ton propre bien, et ils te prennent le film."

Si celui-ci reste passionnant, c'est parce qu'il dessine une voie de narration classique à laquelle les frères tourneront bientôt le dos, tout en portant en germe ce que deviendra leur cinéma. A ce titre, la collaboration avec Jean Gruault (1924-2015), qui fut le scénariste de François Truffaut et Alain Resnais, est décisive : "Il nous a appris à sortir les personnages du magma documentaire. Il nous forçait à nous poser les bonnes questions. Le cinéma, ce n'est pas forcément un magasin de porcelaine où il faut faire attention. Jean nous a dit  que c'était aussi quelque chose de vivant. Mais on ne l'a pas entendu tout de suite."

Dans Je pense à vous, on trouve plusieurs éléments proprement "dardenniens", qui parfois s'épanouiront par la suite. Ainsi, en gestation, un formidable personnage féminin, amoureuse et résistante, sur laquelle peut-être, quelques années plus tard, les Dardenne aurait pu choisir de s'attarder. Il y a aussi une joie du geste collectif - la maison qu'on a bâtie avec l'aide de ses amies, l'orchestre qui répète pour le carnaval, etc. - et une immense quête de dignité : pour le personnage principal, sidérurgiste n'est pas un travail qu'on accepte d'abandonner, parce que c'est l'aristocratie du travail ouvrier, comme s'il y avait une addiction singulière au feu et au métal. Aucun job de substitution ne l'égalera.

Comme dans Rosetta, c'est en se laissant glisser au plus bas de son échelle d'estime de soi - travailler au noir et dormir dans un bordel - que le personnage trouvera la possibilité de se relever. La présence forte d'immigrés (polonais ou italiens) de la seconde génération annonce aussi l'héroïne déracinée du Silence de Lorna. Le passionnant brouillon d'une oeuvre à venir.

Adrien Dufourquet

 

Lire aussi :

Archéologie Dardennaise (1) Premières images, premiers engagements

Archéologie Dardennaise (2) À l'écoute du monde

Archéologie Dardennaise (3) À la rencontre des corps

 


Je pense à vous de Jean-Pierre et Luc Dardenne
Me 6/07 à 21h