LE CLASSIQUE ET L'EXPÉRIMENTAL
Poudovkine contre Eisenstein


Posté le 09.05.2017 à 11H


 

« Le visage émacié et anguleux, les pommettes saillantes, les lèvres minces, légèrement pincées, le menton équarri à la base, le front large, rectangulaire avec de forts cheveux solidement plantés, les yeux rêveurs et vifs sous les sourcils obliques, le regard fureteur, tout reflète la volonté, l'observation, la réflexion. Autant Eisenstein est bouillant, débordant, brutal, autant Poudovkine est pondéré, méthodique. Avec son col en celluloïd, sa cravate le plus souvent mal accrochée, sa tenue négligée, il ressemble à quelque professeur de psychologie expérimentale, mais un professeur de psychologie qui ferait des vers. Si un film d'Eisenstein évoque un cri, un film de Poudovkine apparaît comme un rythme de plain-chant. Son lyrisme est plus réfléchi. On pourrait dire d'Eisenstein : art de sensations. De Poudovkine : art d’impressions. »

 

Poudovkine Eiseinstein

 

Cette description de Vsevolod Poudovkine (1893-1953) en savant Cosinus se trouve dans L’Intransigeant du 19 novembre 1929, sous la plume de l’historien et cinéaste Jean Mitry. Elle pique au passage (ou rend apocryphe) une célèbre formule de son aîné, le critique communiste Léon Moussinac : « Les films d’Eisenstein sont des cris, ceux de Poudovkine des chants… » Qui l’a dit le premier ? De quelle familiarité naît cet étrange portrait – Moussinac était un ami des cinéastes russes, dont Eisenstein, mais Mitry ? Mystère, et peut-être sens du remplissage des plumitifs payés à la ligne  d’ailleurs, les rares photos de Poudovkine, qui fera l’acteur ici et là, le feraient plutôt ressembler à Gian-Maria Volonte…

La Mère (1926), d’après Maxime Gorki, est son premier grand film. Les Bolchéviques au pouvoir croient au pouvoir d’éducation de la littérature quand celle-ci est juste et révolutionnaire. Le cinéma compensera l’illettrisme des trois cinquièmes de la population. Le récit de Gorki, qui est un proche de Lénine, est exemplaire : il décrit la prise de conscience d’une mère des nécessités de l’engagement alors qu’elle voit son fils, ouvrier, arrêté et trahi par la police tsariste. Au formalisme d’Eisenstein, Gorki préfère le mélodrame.

Il fait surtout appel à des acteurs professionnels, éminents membres du Théâtre d’Art, dont Vera Baranovskaïa, puissante interprète du rôle titre (mais qui finalement s’exila et mourut à Paris sous le nom de Vera Barsoukov). La réhabilitation du jeu naturaliste exigé par Stanislavski suit chez Poudovkine la critique assez rude qu’il  a faite du jeu des comédiens du Cuirassé Potemkine. Les deux cinéastes ne cesseront de se perdre et de se retrouver au long de textes théoriques  beaucoup plus abondants côté Eisenstein. Les deux sont des artistes du régimes  Poudovkine s’inscrit au parti avec Eisenstein  des agitateurs au service du socialisme : Poudovkine, par son classicisme, son goût presque littéraire de la métaphore (dans La Mère, une fonte des glaces qu’il emprunte, par-delà les frontières, à Griffith) sait toucher le grand public ; Eisenstein, lui, est un visionnaire, aux œuvres forcément plus expérimentales. Malgré leurs différences, les deux auront maille à partir avec Staline. Égalité des artistes face au tyran…

 

Adrien Dufourquet

 


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