Morceaux choisis
Le making of de Rosemary's baby

 


Posté le 11.04.2016 à 9h48


 

Eté 1968 : Rosemary's baby est le premier succès américain d'un jeune cinéaste franco-polonais de 35 ans. Cette fable fantastique - et même démoniaque - produite par un vétéran du cinéma d'horreur (William Castle), adaptée d'un best-seller d'Ira Levin, révèle un auteur qui connaît son Hitchcock sur le bout des doigts, et ne laisse rien au hasard. Au milieu des années 80, le cinéaste publie Roman par Polanski (réédité chez Fayard), mémoires forcément inachevées où il raconte la fabrication du film. Extraits.

 

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Surnaturel ou coïncidences

"Le roman d'Ira Levin était déjà découpé comme un film. Il ne comportait aucune de ces zones grises ou faibles que les auteurs tendent à camoufler par l'élégance de leur prose ou des truquages du style quand leur intrigue est mal construite. En même temps, un des aspects de Rosemary's Baby me tracassait : le livre était un thriller admirablement bien construit - et je l'admirais d'ailleurs en tant que tel - pourtant, étant agnostique, je ne croyais pas plus à Satan comme incarnation du mal qu'en l'existence d'un dieu personnifié; tout cela entrait en conflit avec ma vision rationnelle du monde. Pour la crédibilité, je décidai donc de préserver une équivoque : la possibilité que les expériences surnaturelles de Rosemary soient un pur produit de son imagination.

L'histoire toute entière, vue à travers ses yeux, devait pouvoir n'être que l'enchaînement d'une série de coïncidences sinistres seulement en apparence, le produit de son imagination enfiévrée. Les machinations de ses voisins de palier, le sabbat des sorcières au cours desquels le démon la possède en présence de son mari, et jusqu'à la scène finale autour du berceau, devaient être susceptibles de quelque explication rationnelle. Voilà pourquoi une ambiguïté court délibérément tout le long du film. Le sabbat des sorcières et la possession de Rosemary par le démon pourraient n'être qu'un cauchemar; Guy pourrait l'avoir égratignée pendant qu'ils faisaient l'amour: la série d'accident pourrait n'être qu'une suite de coïncidences."

 

L'inscription dans la réalité

"L'une de mes premières décisions, quand je commençai à recruter l'équipe de Rosemary's baby, fut d'engager Dick Sylbert. C'était un ami personnel, le meilleur décorateur de sa génération, mais surtout c'était la première fois que j'avais les moyens de l'employer. J'en fus doublement enchanté parce que la véritable vedette du film était l'appartement new-yorkais de Rosemary et Guy. Bâti dans l'enceinte des studios Paramount, ce décor exigeait beaucoup plus que le travail habituel du décorateur.

Mon principal souci était de recrée à la perfection l'état d'esprit et l'atmosphère de l'année pendant laquelle l'action est censée se dérouler - 1965. Anthea Sylbert, la belle-soeur de Dick, responsable des costumes, sut rendre fidèlement l'allure de cette année. Je décidai aussi qu'on verrait à la télé les vraies images de la visite du pape Paul VI à New York, qui était demeurée assez fraîche dans la mémoire des gens pour évoquer cette même année, ainsi qu'un plan du fameux numéro intitulé "Dieu est mort" de Time Magazine. Le même souci me fit inclure l'épisode au cours duquel Guy dit à Rosemary qui rentre à la maison avec une coiffure au bol : "Ne me dis pas que tu as payé pour ça !" Et elle lui répond : "C'est Vidal Sassoon. C'est très à la mode."

 

Jouer Rosemary

Bob Evans [alors patron de la Paramount] fut le premier à parler de Mia Farrow. Tout ce que je savais d'elle, c'est quelle était mariée à Frank Sinatra et je visionnai donc quelques épisodes du feuilleton Peyton Place pour voir un peu de quoi elle avait l'air à l'écran. Puis nous nous rencontrâmes pour discuter du rôle dans une boîte de nuit qui s'appelait The Daisy. Mia ne correspondait pas à la description de Levin ni à l'image que je m'étais formée de Rosemary - une Américaine typique, robuste et saine - mais ses talents de comédienne étaient si évidents que je l'engageai sans même lui faire tourner de bout d'essai.

Malgré ses manières un peu illuminées de Californienne, Mia Farrow se révéla d'une conscience professionnelle digne de son pedigree - enfant de Hollywood, elle était la fille de Maureen O'Sullivan et du réalisateur John Farrow. Elle se jeta de toute son âme dans le rôle de Rosemary. Elle y voyait sa chance d'accéder au statut de vedette mais c'était aussi qu'elle adorait le scénario pour lui-même et souhaitait donc faire tout son possible pour contribuer à la réussite du film.

Les seules difficultés que j'ai connues avec elle étaient sans rapport avec la mise en scène. Dès le début du tournage, Rosemary's baby "bénéficia" d'une grande publicité. Selon toute apparence, Frank Sinatra [à l'époque marié à Mia Farrow] n'appréciait guère que son épouse attirât une telle attention en tant que vedette à part entière. Je n'arrivais pas à concevoir ce que pouvaient être les relations Mia Farrow - Frank Sinatra. Sharon [Tate, avec qui vivait Roman Polanski] et moi dinâmes en leur compagnie à une ou deux reprises. Sinatra était un hôte agréable et un joyeux compagnon mais il ne cachait pas que son monde était un monde d'hommes. Ce qu'il aimait entre tout, c'était les conversations masculines devant le bar de sa maison de Beverly Hills. Mia, de son côté, était une hippie languissante et fragile prête à soutenir touts les causes concevables depuis l'écologie jusqu'aux droits des Indiens d'Amérique, opposée à la guerre du Vietnam que Sinatra soutenait au contraire.

 

Le tournage

Nous commençâmes les répétitions comme pour une pièce, sur un plateau vide avec un simple contour de l'appartement tracé à la bande adhésive sur le sol. Je me mis à tanner le studio pour qu'on m'achète un vidéoscope, appareil qui faisait son apparition sur le marché. Voyant qu'on reculait devant la dépense, je m'engageai à le racheter avec une remise à la fin du tournage. Je désirais pouvoir enregistrer des scènes et les passer à Mia et Cassavetes pour les analyser et en discuter. A ce premier stade, ils étaient l'un et l'autre pleins d'enthousiasme pour le film et pour mes méthodes de direction.

Quand le premier jour du tournage arriva enfin, je connus un étrange abattement. Au volant de mon coupé Mustang de location, je franchis le célèbre portail Cecil B. DeMille gate, dont j'avais gardé le souvenir depuis Sunset Boulevard qu'on nous avait projeté à Lodz. Puis je contournais le pâté de maison néo-classique qui habillait le quartier général de la Paramount. Je ne sentis rien de la surexcitation à laquelle je m'étais attendu. J'avais soixante techniciens à ma disposition et la responsabilité d'un budget énorme - du moins en comparaison de ceux que j'avais connus jusqu'alors - mais je ne parvenais à penser qu'à une chose : la nuit d'insomnie que j'avais passée à Cracovie, des années auparavant, à la veille du tournage de mon tout premier court-métrage, La Bicyclette. Rien n'atteindrait jamais l'intensité affective de cette première fois; jamais la réalité ne serait à la hauteur du rêve.

 

Suggérer plutôt que montrer

J'étais très fortement influencé à l'époque par un ouvrage qui a d'ailleurs marqué ma conception de la réalisation cinématographique. Ce livre brillant du professeur R. L. Gregory, L'Oeil et le cerveau : la psychologie de la vue, apportait une confirmation non scientifique à bon nombre d'idées auxquelles j'avais adhéré instinctivement depuis le temps de mes études cinématographiques. Dans le domaine, par exemple, de la vision en perspective, de l'invariance de la taille et des illusions d'optique.

Gregory soutient entre autres que nos perceptions sont façonnées par la somme de nos expériences visuelles. Nous avons l'impression de voir beaucoup plus de choses que nous n'en voyons effectivement parce que nombre d'impressions visuelles passées sont emmagasinées dans notre cerveau. Cela explique en partie sans doute ce qui se produisit quand le film fut projeté en public. Un grand nombre de gens sortaient de la salle persuadés d'avoir vu le bébé, ses sabots fendus et tout et tout. En fait, tout ce qu'ils avaient vu, et pendant une fraction de seconde, était une image subliminale surimposée des yeux de chat qui foudroient Rosemary pendant son cauchemar au début du film.

Adrien Dufourquet

 

Roman par Polanski (1984, Robert Laffont).
A retrouver à la bibliothèque de l’Institut Lumière

Lire aussi : Conseils pratiques - Maison côté Diable


Rosemary’s Baby de Roman Polanski

Soirée d'ouverture mercredi 13 avril à 20h30 présentée par Fabrice Calzettoni.
Autres séances : 
Dimanche 17 avril à 18h30 - Jeudi 19 mai à 21h - Samedi 21 mai à 21h15.

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