Il Boom
Quand le rire grince


Posté le 10.11.2016 à 11H


 

Dans La Terrasse d’Ettore Scola (1980), Jean-Louis Trintignant incarne un scénariste en panne d’inspiration poursuivi par son producteur (joué par Ugo Tognazzi) : en désespoir de cause, il improvise au téléphone la matière d’un sketch satirique. Le producteur lui répète comme un perroquet : « Fa ridere ? »  « Ça fait rire… ? » La dictature de la "comédie à l’italienne", l’obsession des zygomatiques inhibent l’auteur au point de ne pas trouver ça drôle du tout…

 

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On ne dit pas que Il Boom, de Vittorio de Sica (1963) est né de cette façon, mais le scénario de Cesare Zavattini, habituel complice du cinéaste – plus de vingt-cinq films ensemble – teste efficacement les limites du comique. Et on parierait volontiers que c’est en transformant la matière d’un sketch – le cinéma italien d’alors multiplie les films à plusieurs mains  en long-métrage à sujet unique que le rire s’est peu à peu étranglé dans la gorge…

Resituons le contexte : le Boom, c’est l’équivalent transalpin des «Trente glorieuses chez nous. Soit la transformation radicale d’un pays qui s’est réveillé groggy de la Seconde Guerre mondiale et s’affirme en moins de vingt ans comme une puissance économique : exode rural, industrialisation intensive, grâce à l’exploitation de ressources naturelles et une main d’œuvre bon marché, hausse rapide du niveau de vie. Voilà qu’émerge une classe moyenne, une nouvelle bourgeoisie qui découvre les joies de la surconsommation…

Et voici un héros ordinaire, issu du peuple, marié à la fille d’une famille aisée, et qui vit sa "dolce vita" bien au-dessus de ses moyens : bel appartement moderne avec terrasse, concours hippiques, restos chic et nightclubs où l’on danse le twist ou le hully-gully. Mais le petit agent immobilier Giovanni Alberti doit trois millions à un usurier et plus personne ne veut le suivre, rallonger des biftons qu’il claque à tours de bras. À moins que… À moins qu’il n’accepte un plus grand sacrifice : une partie de lui-même, qu’un riche entrepreneur est prêt à payer très, très cher. On n’en dira pas plus : de la société de consommation à la marchandisation des corps, il y a dans le script de Zavattini la violence d’un "écrit corsaire" de Pasolini.

 

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Bien sûr, c’est drôle : voir Alberto Sordi, l’homme ordinaire du cinéma italien, ruser (maladroitement) et intriguer (en vain) pour reculer l’échéance de la ruine, c’est ultra-savoureux. Et ça décale un peu le miroir tendu à nos propres problèmes… Mais finalement apparaît la vraie nature du personnage : un homme amoureux. Un homme qui se détruit pour le plaisir, égoïste et capricieux, d’une femme qu’il a mise sur un piédestal (Gianna-Maria Canale, parfaite). Prisonnier de son amour, prisonnier du luxe qu’elle réclame, l’homme blessé nous touche : il rêve de repartir dans le Sud, où la vie est douce et moins chère, s’installer à Catanzaro, au soleil, loin de cette Italie qui vend son âme à la modernité. Nous aussi… Mais il est pris dans une spirale qui le dépasse. Nous aussi…

Le côté faustien du Boom, ses dernières scènes dans une clinique au high tech déjà démodé, évoquent les fables fantastiques, courtes et inquiétantes, de Dino Buzzati – l’homme ordinaire, toujours, aux prises avec l’étrangeté du monde. Les trois-quarts du film se situent dans le quartier de l’Eur, la zone urbaine au sud de Rome voulue par Mussolini pour l’Exposition universelle de 1942 (qui n’eut pas lieu). Les cinéastes italiens se sont emparés de ses artères rectilignes, ses immeubles flambant neuf, sa déshumanisation effrayante : Fellini y fait vivre Steiner, l’intello suicidiaire joué par Alain Cuny dans La Dolce Vita ; Antonioni y installe Monica Vitti dans L’Eclipse. Notre Alberto Sordi est le pendant dérisoire de ces personnages, mais Il Boom prouve une fois de plus que dans le grand cinéma italien les frontières entre comédie et drame étaient plus que poreuses…

 

Adrien Dufourquet

Il Boom de Vittorio de Sica
Vendredi 11 novembre à 14h30 et mardi 15 à 19h