DARIUS KHONDJI RACONTE
le tournage de Seven


Posté le 04.01.2017 à 14h31


 

Je disais à Fincher : « L’histoire est quand même très dure… » Il répondait : « Mais la vie est comme ça… »

 

Il est l’un des chef-opérateurs les plus demandés du moment : le Français Darius Khondji, 61 ans, trois nominations aux César, une à l’Oscar. Il a récemment signé la lumière des films de Woody Allen, Michael Haneke et James Gray. Et il a travaillé une fois... et demi avec David Fincher : il est notamment responsable des images sombres et ruisselantes – une certaine vision de l’Enfer sur terrre – de Seven (1995), le deuxième film de Fincher. Revenu du tournage de Bong Joon-Ho (Okja, sortie en fin d’année), en attente du prochain James Gray, Darius Khondji a accepté de livrer ses souvenirs d’une collaboration fructueuse, mais interrompue.

SEVEN 01

 

Comment avez-vous été amené à travailler avec David Fincher ?

J’avais rencontré David Fincher sur un publicité pour Nike, qu’on avait tournée à Paris, peut-être un an et demi avant Seven. Il avait détesté l’expérience d’Alien 3, il disait que ce n’était pas son « vrai » premier film, qu’il n’avait pas pu faire le film qu’il voulait faire… Sur ses pubs et ses clips, il travaillait généralement avec Harris Savides [1957-2012, chef-op’ de Gus Van Sant et Sofia Coppola, notamment]. Mais on s’est bien entendus sur la façon de travailler. Il m’a parlé de Seven un peu plus tard, quand je suis venu à Los Angeles tourner un autre spot.

J’avais reçu une autre proposition des Etats-Unis, de Dominick Sena, qui était, comme Fincher, l’un des fondateurs de Propaganda, une société de production très dans le vent à l’époque. Mais jusque-là je n’avais travaillé qu’en France, je n’avais pas d’agent à Hollywood, et c’était compliqué de rentrer dans les syndicats américains… Quand j’ai dit oui à Seven, tout s’est enclenché : Fincher avait le pouvoir de me faire venir, même sans que je sois syndiqué, et même si le studio aurait certainement préféré quelqu’un de plus confirmé. Je n’avais pratiquement fait que Le Trésor des îles chiennes [de F. J. Ossang, 1990] et Délicatessen [de Caro et Jeunet, 1991], La Cité des enfants perdus [de Caro et Jeunet] était encore montage. Fincher n’avait vu aucun de ces films, il  s’était contenté de voir mon travail sur les pubs que j’avais faites avec Jean-Baptiste Mondino.

 

David Fincher avait-il des idées visuelles précises avant de commencer le film ?

Quand on a commencé la préparation, on a parlé d’autres films : on a regardé ensemble Le Silence des Agneaux [Jonathan Demme, 1990] que je n’avais pas encore vu. J’ai trouvé le film tellement fort que je me suis demandé comment on allait s’y prendre, c’était dur de venir avec une autre histoire de serial killer. Ça nous a beaucoup stressé !

On a vu ensemble plusieurs autres films, chez lui en laserdisc [le format que le dvd a fait disparaître]. On a pris comme référence L’Exorciste [de William Friedkin, 1973] pour le côté horrifique, French connection, toujours de William Friedkin [1971] pour le rythme et l’inscription dans le réel. On a aussi regardé All that jazz [de Bob Fosse, 1980], c’était l’un des films préférés de Fincher, je ne l’avais jamais vu. Peut-être recherchait-on une espèce de vérité, propre à l’image des années 70…

Moi, j’avais comme livre de chevet Les Américains, de Robert Frank [photographe américain né en 1924], pour la noirceur peu détaillée de ses photos, cette atmosphère spéciale : les extérieurs dégoulinants du film ressemblent à cette pâte de fin du jour... Lui m’a parlé de William Eggleston [photographe américain né en 1939], dont je ne connaissais pas bien le travail, à l’époque. Il m’a dit : « J’aimerais que les blancs du film soient comme dans les photos d’Eggleston. » Alors je me suis plongé dans ses photos. Pour le côté un peu grotesque, les corps des victimes, etc., il m’a montré des clichés de Joel-Peter Witkin [photographe américain né en 1939]

 

Comment est née cette stylisation de l’image, si caractéristique du film ?

Par l’idée de la pluie, qui  est venue de David lui-même. Ensuite, j’ai même insisté pour qu’il pleuve tout le temps, dès qu’on était en extérieurs ! Finalement, on a tourné deux scènes sans pluie, celle du désert à la fin, et une autre qui a sauté au montage… On a dû fabriquer la pluie tout le temps, lui consacrer une part importante du budget : dès qu’on tournait en extérieurs, il y avait des rampes de pluie ; que ce soit la jour ou la nuit, il pleuvait. Cela nous a aidé à transformer Los Angeles en une ville américaine anonyme, plutôt de la côte Est. Est-ce que c’est Baltimore ? Philadelphie ? Elle n’est jamais nommée.

La stylisation est venue beaucoup aussi d’Arthur Max [né en 1946, collaborateur récurrent de Ridley Scott], qui dessinait les décors du film. Il dessinait des planches très belles, très stylisées. Mais on leur a apporté beaucoup de vérité et ce qui est bien, c’est ce mélange entre réalisme et stylisation. Pour moi, Seven était un film assez réaliste. Je disais à David : « L’histoire est quand même très dure… » Il répondait : « Mais la vie est comme ça… »

 

Comment s’est passé le tournage ?

Ce n’était pas un très gros budget, mais, tout de même, on avait 30 millions de dollars… Du coup, c’était difficile : j’étais un inconnu au bataillon, il y avait une certaine tension. On avait un bon producteur, Arnold Kopelson, un studio assez récent, New Line, qui misait pas mal sur David Fincher, mais c’était un peu un coup de poker !

Il y a eu une première phase où on se sentait observés : le studio aimait bien les rushes mais les trouvait très sombres. David a été très ferme : « C’est comme ça que je veux le film… » Il était assez noir dans sa tête, à l’époque. Il m’a poussé vers cette image. On est allés très loin là-dedans.

David demandait un travail de précision énorme dans le cadrage, alors qu’on devait travailler très vite. On a aussi accumulé les heures supplémentaires parce que Brad Pitt s’était engagé sur le film de Tery Gilliam, L’Armée des douze singes, on devait donc le libérer. On s’est mis à faire des journées de 18 ou 20h…

 

Quel était le rapport de Fincher avec les acteurs ?

Très bon. Je me rappelle que quand je suis parti faire le film, des gens à Paris me disaient : « Mais qui c’est ce type ? Il a surtout fait des clips et des pubs... » Mais j’avais tout de suite eu le sentiment d’être face à un vrai cinéaste, qui n’avait pas encore fait ses films. David était très à l’aise avec Brad Pitt et avec lequel il est devenu ami ; avec Gwyneth Paltrow, aussi.  Morgan Freeman était réservé, plus froid : un acteur extraordinaire mais moins proche de nous.

 

Après le tournage, vous avez traité l’image d’une façon spécifique ?

Oui, à l’époque il n’y avait pas d’étalonnage numérique, et j’essayais toujours d’accentuer les contrastes au tirage, d’avoir des noirs plus noirs. J’étais venu avec des traitements sur la couleur que j’avais testés en Europe, et qui intéressaient beaucoup David. On a refait des essais dans les labos DeLuxe, qui avaient un mode de traitement de l’image différent. On a développé et tiré Seven chez eux, avec un traitement très violent, quoi donnait des très beaux noirs : en laissant des grains d’argent sur la pellicule, on opacifiait les noirs.

 

Vous avez retravaillé avec David Fincher sur Panic room [2002], mais sans finir le film. Que s’est-il passé ?

Après Seven, David vouler tourner The Game avec Harris Savides comme directeur de la photo. Ensuite, il m’a proposé Fight club et j’ai refusé parce que je n’étais pas disponible, ce que j’ai beaucoup regretté. Le tournage de Panic Room a été très compliqué, c’est une histoire célèbre à Hollywood. On a commencé le film avec Nicole Kidman comme actrice principale. Mais elle s’était blessée sur un précédent tournage, et elle était assez méfiante. Je crois qu’elle a vu venir le fait que David, qui avait un peu changé de méthode de travail depuis Seven, allait faire beaucoup, beaucoup de prises… Même Harris Savides, qui a aussi éclairé Zodiac, craquait parfois : David pouvait aller jusqu’à soixante-dix prises !

Sur Panic Room, donc, je pense tout simplement que Kidman en a eu marre :  elle a pensé qu’elle n’arriverait pas à tenir tout le film. Elle est donc partie au bout d’un mois, le tournage s’est arrêté. Le studio nous a prévenu qu’il fallait absolument rattraper le temps perdu. Les producteurs voulaient une jeune actrice sexy, peut-être Angelina Jolie... David voulait jodie Foster. Il y a eu un bras-de-fer que David a remporté, mais le studio l’avait vraiment mauvaise… Dès qu’on a recommencé à prendre du retard, les producteurs ont décidé d’éliminer la garde rapprochée de David et j’ai été le premier à partir. Ma consolation est que le retard a empiré après mon départ !

 

Propos recueillis par Adrien Dufourquet

 


Seven
Je 5/01 à 21h - Sa 7/01 à 21h - Me 25/01 à 21h

Rétrospective David Fincher
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