"Un style Lumière, une vision du monde"

 


Grand entretien avec Thierry Frémaux, par Guillemette Odicino

Posté le  05.05.2015 à 15h00


 

Directeur de l'Institut Lumière et délégué général du festival de Cannes, Thierry Frémaux est à l'origine de l'exposition consacrée aux frères fondateurs du septième art au Grand Palais. Il raconte le génie de ces doux dingues, inventeurs et artistes : les premiers, ils ont compris que le cinéma est un "transport en commun" autant qu'un instrument pour connaitre l’autre. Cent vingt ans plus tard, il ont toujours raison.

 

Auguste Louis Juan Les Pins 1933Louis et Auguste Lumière à Juan-les-Pins, en 1933

 

Le Cinématographe Lumière a 120 ans ! Vous n’avez pas l’impression que son centenaire était hier ?

    C’était hier, en effet. Et le centenaire procédait déjà de la réparation de l’oubli dans lequel les Lumière, et leurs films, avaient sombré. Mais même à l’époque, il avait fallu se battre pour qu’ils trouvent leur place au sein de la célébration générale de 1995. Il y a toujours à l’égard des Lumière une grande pusillanimité, marquée il y a 20 ans par l’insistance avec laquelle on avait plutôt fêté le « premier siècle » du cinéma plutôt que le centenaire de sa naissance. Ce fut néanmoins une belle avancée. Mais si à Lyon, nous ne cessons de travailler la postérité Lumière, comme le fait aussi une ville comme La Ciotat, ces deux décennies ont à nouveau recouvert l’histoire du Cinématographe Lumière d’indifférence. Le travail consistant à en dire l’importance est donc loin d’être accompli. Leur image reste figée, entre sacralisation excessive et ignorance patente, et leur œuvre reste totalement méconnue parce que le paradoxe veut que lorsqu’on parle des Lumière, on parle de tout sauf de cinéma. Hantée par les légendes et les paroles apocryphes, l’histoire des Lumière reste à écrire. Cette célébration tombe bien.

 

Avec cette exposition au Grand Palais, vous avez voulu les choses en grand ?

    Oui, autant qu’il est nécessaire pour se hisser à la hauteur d’un tel trésor historique. C’est avec ambition que nous voulons évoquer l’invention du cinéma dans une ville qui en est devenue, avec Cannes et Los Angeles – et Lyon ! –, l’une des capitales mondiales. Le Grand Palais est le lieu idéal pour une telle exposition car son histoire et celle des Lumière sont liées par l’exposition universelle de 1900, dont ils furent tous deux de grandes figures. Voir ses équipes accueillir ce projet avec un telle générosité fut une belle surprise tant nous sommes habitués à une sorte d’indifférence polie. Nous venons de retrouver un film réalisé par un opérateur Lumière en 1900 sur le Grand Palais, qui porte le n°1168. On va l’offrir à Jean-Paul Cluzel, son Président.

 

Depuis le travail d’Henri Langlois, un tel hommage parisien aux frères Lumière est une première ?

    En 1946, c’est l’historien Georges Sadoul qui reprend contact avec Louis Lumière. Il le convainc de déposer tous ses films auprès d’Henri Langlois et la Cinémathèque française, permettant ainsi que le premier gisement filmographique mondial reste intact. Langlois devient ainsi un fervent « Lumiériste ». Mais à part lui, et à part les montages qu’il fabriquait et montrait ici et là, rien. Donc oui, cette présence à Paris prend toute son importance. Bien avant Langlois, il y eut quantité d’hommages, en particulier lors de la célébration du 40e anniversaire de 1935. Mais quelques thuriféraires zélés, en nourrissant d’excès hagiographiques un portrait des frères Lumière qui les a transformé en bourgeois compassés et triomphants, ont causé d’immenses dégâts. Le retour d’image fut si sévère qu’aujourd’hui encore il nous faut le corriger. Car lorsqu’ils ont inventé le cinéma, Louis et Auguste Lumière étaient tout le contraire : des hommes jeunes, joyeux et modestes.

 

Pourquoi une exposition qui s’attache autant à leur vie qu’à leur œuvre ?

    Les deux aspects sont aussi inséparables l’un de l’autre qu’ils sont passionnants quand ils sont pris distinctement. Les Lumière, c’est d’abord une histoire de famille, et leur manière de conduire leurs travaux a été influencée par ce qu’ils étaient dans la vie : des frères, des fils, puis des oncles, des grands-pères. Dire les « frères Lumière » est impropre concernant le Cinématographe qui fut l’affaire de Louis plus que d’Auguste, mais il n’aurait pas vu le jour en ce début d’hiver 1895 à Lyon si les travaux des deux frères n’étaient pas aussi intimement liés. Enfants, ils se firent la promesse de ne jamais se séparer et tous leurs brevets sont déposés à leurs deux noms.  Ils poussent même la logique de fraternité à épouser deux sœurs. Il faut aussi compter avec Antoine, le père, qui les pousse et les stimule. C’est surtout lui l’artiste et le saltimbanque de la famille. Ensuite, devenus industriels, Louis et Auguste se changent en chefs d’entreprise éclairés et efficaces. Mais la fortune ne les change pas. Devenus âgés, ils restent fidèles à leurs ateliers et à leurs laboratoires – comme ils sont restés fidèles à Monplaisir, leur quartier de Lyon, qu’ils ne quitteront pas pour rejoindre les beaux arrondissements de la ville.

 

Mais de leur œuvre, que doit-on savoir ?

    Concernant le cinéma, il faut retenir une chose essentielle : Lumière est le dernier des inventeurs mais aussi le premier des cinéastes. Cela permet de redire qu’il est ridicule de laisser croire qu’il serait le créateur, solitaire et unique, d’une pratique qui à l’aube du 20e siècle va révolutionner la vie des hommes, car animer les images était un projet sur lequel, à la fin du 19e siècle, des dizaines de scientifiques et d’inventeurs du monde entier fondaient leurs recherches. Le redire et faire mémoire à leurs noms (Etienne-Jules Marey, Eadweard Muybridge, Georges Demeny, Emile Reynaud, etc.) permet aussi de leur rendre justice et d’ôter à Lumière un poids symbolique et scientifique qui fut souvent lourd à porter. En revanche, il faut évoquer la postérité artistique de Lumière et en dire tout l’importance et qu’importe si lui-même aura fait assaut de modestie pour en minimiser la valeur et attribuer de nombreux mérites à ses contemporains Méliès, Pathé ou Gaumont. Car Lumière, seul puis accompagné de ses opérateurs, fut un cinéaste total et offrit d’emblée à son Cinématographe une quantité infinie de possibilités créatrices en se posant des questions de cinéaste. Il y a dans la filmographie Lumière un nombre impressionnant de chefs d’œuvre qui, s’ils n’avaient pas été réalisés par celui qui a inventé le cinéma, seraient considérés comme tels par les historiens. L’histoire du cinéma l’avait laissé au bord de la route. Se faire l’inlassable défenseur d’un « Lumière cinéaste » est donc un combat important à mener. Il existe un style, une technique et une esthétique Lumière. Une vision du monde, même. En cinéma, mais aussi en photographie. Et c’est aussi à cela que l’exposition du Grand Palais veut rendre hommage.

 

Admirez vous forcément Louis plus qu’Auguste ?

    Oui, parce que c’est Louis qui invente le Cinématographe puis la photographie en couleur, quand les centres d’intérêt d’Auguste le poussaient vers la biologie et la recherche médicale. Auguste était animé d’un sentiment paradoxal qui mêlait un fort désir de reconnaissance et un caractère indépendant et têtu. Il était « médecin » mais n’avait pas passé sa thèse. Cela ne l’a pas empêché de faire avancer la recherche dans ses domaines, d’écrire et de travailler sur la tuberculose ou d’inventer le Tulle gras qui permettra de sauver des milliers de grands brûlés pendant la première guerre mondiale. Auguste a aussi publié un livre de mémoires tout à fait passionnant. Mais j’admire beaucoup Louis, sa bonhomie, sa modestie, sa grande courtoisie. Les entretiens qu’il a donnés à Georges Sadoul en 1946 révèlent un homme complexe, ils correspondent au portrait extrêmement affectueux que ceux qui l’ont connu font encore de lui. Et puis, je ne parviens pas à penser que l’homme était un « monsieur Jourdain » du cinéma, qu’il aurait inventé et pratiqué sans vraiment se rendre compte de son importance. Tout ça, ce sont des clichés et il y en a beaucoup. Quand on réalise et produit 1500 films en cinq ans, on a conscience de ce qu’on fait.

 

Que pensez-vous de leur attitude des deux frères pendant l’Occupation ?

    « L’attitude des deux frères pendant l’Occupation » : la formulation les condamne, alors que ni la justice ni l’Histoire dès lors qu’on l’examine de près ne l’ont fait. Louis et Auguste Lumière ne se sont jamais mêlés de politique mais ils se seront « laissés faire » dans une période troublée, les années 1935-1945. Ils étaient âgés de plus de 70 ans en 1940. Pour eux comme pour la plupart des gens de leur génération, le Maréchal Pétain était le vainqueur de Verdun. Ils l’ont accueilli avec déférence et espoir, les français ont fait de même, comme chacun sait. Bien que Louis ait explicitement dit qu’il s’en fichait, ils n’ont su résister à certains hommages, comme celui rendu par Mussolini en 1935 et Auguste, sollicité par un médecin de son laboratoire proche de Jacques Doriot, a laissé son illustre nom parrainer la LVF de sinistre mémoire. Mais au même moment, il protégeait les familles juives de l’usine Lumière et son fils était un résistant très actif. Le réalisateur communiste Jean-Paul le Chanois a confié avoir trouvé en eux des bienfaiteurs engagés qui lui fournirent moyens et pellicule quand il a réalisé Au cœur de l’orage, son documentaire sur la Résistance. Je crois que si les Lumière, qui inventent le cinéma cinquante ans plus tôt, avaient été « collabos », ou pire antisémites, il faudrait le dire sans ménagement. Ce ne fut pas le cas.

 

Inventeur. Ce mot vous fait-il rêver ?

    Moi, le mot ne me fait pas rêver, je préfère les artistes mais il y avait chez eux une propension à vouloir changer le monde qui reste fascinante. A la fin de sa vie, Louis Lumière voulait inventer le sel en couleur. Il disait : « Le sel est blanc, le riz est blanc et quand on sale son riz, on ne voit pas ce qu’on fait. » Ce tempérament, qui lui a permis d’inventer plein d’autres choses étonnantes, est très spécial et à bien connaître l’existence de Louis, on finit par être très imprégné des logiques qui étaient les siennes. Au tout départ, l’invention du Cinématographe relève d’un pur défi scientifique. « On ne savait pas ce qui allait se passer » a-t-il dit à l’époque. Ce qui en dit long sur le caractère « gratuit » de sa démarche.

 

En tout, ils déposèrent presque deux cents brevets, beaucoup dans la photographie et dans le domaine médical. Finalement, pour un cinéphile, n’est ce pas un peu triste que le Cinématographe ne soit qu’un brevet parmi d’autres ?

    C’est précisément cela qui a joué un mauvais tour à Lumière. Il a longtemps donné l’impression que le Cinématographe ne fut qu’une passade. Et d’une certaine façon, ce le fut dans une existence de scientifique extrêmement bien remplie. S’il n’avait inventé que le cinéma, au terme d’une vie de souffrance et en revendiquant pleinement le Cinématographe sous toutes ses formes, dont l’artistique et l’économique, au lieu de ne cesser de minimiser son rôle pour valoriser Gaumont ou Méliès, il aurait été installé à sa vraie place dans l’histoire du cinéma. Au lieu de cela, on continue à faire publicité à des phrases comme : « Le cinéma n’a aucun avenir », qu’il n’a pas prononcée. Cela dit, sur le plan romanesque, c’est tellement bien, que le type qui invente le cinéma l’annonce sans avenir. Mais Lumière savait précisément ce qu’il faisait, comme lorsqu’il prend la décision d’abandonner le Cinématographe.

 

C’est-à-dire ?

    Ce que veut Lumière, c’est inventer la photographie en couleurs. C’est la passion de sa vie. Il n’abandonne pas le cinéma parce qu’il n’y croit pas, mais parce qu’il s’intéresse à la couleur – c’est beau aussi, ça, et tout aussi méconnu ; le type qui a inventé le cinéma a aussi inventé la photographie en couleur. Les activités cinéma de la société Lumière cessent en 1905, il commercialise l’Autochrome en 1907, qu’il a inventé quatre ans plus tôt. Et avec l’autochrome, qui sera le procédé couleur le plus populaire au monde pendant plusieurs décennies, il refait l’artiste avec une capacité à enregistrer la vie tout à fait extraordinaire. Les Autochromes Lumière, et à leur suite ceux d’Albert Kahn, ceux de la guerre de 14/18, ceux des années vingt, sont très extraordinaires.

 

 Si l’on vous dit Thomas Edison ?

     Les Américains disent que c’était le Steve Jobs de son époque et vice-versa. Je le vois surtout comme un américain typique, travailleur et confiant, prêt à conquérir le monde sans lésiner sur les moyens, dont ceux octroyés par les lois protectionnistes de son pays qu’il a utilisées pour tenter d’empêcher le Cinématographe Lumière d’entrer sur le territoire américain en 1896. Il a aussi mis sous l’éteignoir son adjoint William Dickson, qui a beaucoup œuvré pour le phonographe et le Kinétoscope. Paul Auster révèle dans ses mémoires qu’Actes Sud vient de publier qu’Edison fut son héros d’enfance jusqu’à ce qu’il apprenne que, dans le premier cercle qui entourait le « sorcier de Menlo Park », les juifs n’étaient pas les bienvenus. Les grands hommes parfaits sont rares. A part ça, Edison était un scientifique exceptionnel, qui aurait pu donner naissance au « cinéma » s’il l’avait voulu et c’est parce que son Kinétoscope, qui était une machine individuelle payante (il était américain !) ne satisfaisait pas les Lumière qu’ils ont inventé leur Cinématographe et en ont valorisé l’usage collectif. Ce dont les gens avaient besoin en 1895, c’était d’être ensemble dans une salle pour regarder un film sur grand écran et en partager les émotions. C’est ce dont nous avons toujours besoin. Cela, Lumière l’a senti, pas Edison.

 

Lumière ! est aussi une manière de célébrer Lyon et le quartier de Monplaisir à Paris ?

    Dans ce pays trop centralisé qu’est la France, toute reconnaissance passe par Paris. Si c’est pour l’intérêt de la cause, passer sous les fourches caudines de la tradition nationale n’est pas un problème. Avec la création du festival Lumière, qui est devenu d’emblée le plus grand festival du monde de cinéma classique, nous avons pris la décision d’attirer le monde du cinéma à Lyon et nous y parvenons chaque mois d’octobre. Mais pour Lumière, choyé à Lyon par l’Institut depuis trente ans, c’est par la capitale que nous voulons commencer cette célébration, pour la rendre plus efficace, plus populaire, plus médiatique. Nous souhaitons offrir au plus grand nombre ce qui nous semble être de nature à se partager, certains que le très grand public va adorer tout ça. Et c’est à Paris, en fin d’année, que nous fêterons l’invention de la première séance publique de cinéma, qui eut lieu boulevard des Capucines. Mais nous sommes prêts à aller sur les traces du Cinématographe, dans les villes qui lui firent bel accueil, à Evian, Besançon, Neuville sur Saône, La Ciotat, Chamonix ou Marseille, partout où les Lumière ont utilisé leur appareil. Et à Lyon, nous commémorerons toute l’année, jusqu’au 8 décembre, jour de la fête des lumières.

 

La plus belle idée des Lumière n’est-elle pas d’avoir immédiatement envoyé des chefs opérateurs filmer de par le monde ?

    C’est l’une des idées fondatrices de l’invention du Cinématographe et elle n’est pas banale. Dès janvier 1896, soit dans l’élan de la première séance publique du 28 décembre 1895, Lumière prend la décision de former des dizaines d’opérateurs et de les envoyer parcourir la planète. Il est conscient que pour alimenter les salles qui commencent à ouvrir de partout, il ne pourra pas utiliser sans cesse les mêmes premiers films. Il lui faut du neuf, il lui faut du stock. Alors il recrute, à Lyon, des jeunes gens qu’il forme et qu’il expédie au Japon, en Russie, au Mexique, en Chine. C’est une idée miraculeuse qui explique qu’en quelques années la production Lumière atteigne 1500 films. Mais surtout Lumière va comprendre quelque chose de fondamental : le Cinématographe est un instrument de connaissance de l’autre. Avec les opérateurs, dit Bertrand Tavernier, le cinéma offre le monde au monde. Je prends une caméra et je filme ce qui ne me ressemble pas. C’est ça aussi, le cinéma. Cela reste valable.

 

Comme eux, l’exposition va-t-elle parcourir le monde ?

    Oui, cette exposition sera itinérante et ira à la rencontre de pays et de continents qui ignorent tout de l’aventure Lumière. Car pour légendaire qu’elle soit, et elle l’est vraiment à en juger par les sollicitations que nous recevons, l’histoire réelle du Cinématographe n’est pas très connue. Et depuis qu’on a annoncé l’existence de l’exposition, de nombreux musées du monde entier nous proposent de l’accueillir. Pour faire face aux demandes, de l’exposition mais aussi de séances du Cinématographe, nous allons nous transformer à nouveau en opérateurs Lumière, parfois directement sur les traces de Gabriel Veyre, Alexandre Promio et autres Félix Mesguich, en Asie ou en Amérique Latine. Et à l’intérieur de l’exposition du Grand Palais, nous procèderons de façon inverse : des webcaméras postées à certains endroits clés de la planète nous donneront des nouvelles du monde, dans une instantanéité qui est celle que Lumière a initiée à la fin du 19e siècle. Et à la fin du parcours, l’exposition reviendra à Lyon, au nouveau Musée des Confluences.

 

Avec le numérique, la pellicule ne sera bientôt plus qu’un souvenir.

    C’est une question essentielle qui dépasse le seul domaine du cinéma et même le seul domaine des images, tant le numérique a changé nos vies depuis vingt ans. Le vrai problème, en cinéma comme en photographie par exemple, ou en musique, c’est que le numérique n’a rien de véritablement révolutionnaire en matière de création artistique et a surtout provoqué l’effondrement économique et industriel des laboratoires. De ce point de vue, je suis du côté de Quentin Tarantino ou de Paul Thomas Anderson qui continuent de sacraliser le 35mm et l’argentique et de se battre pour sa pérennité, côté tournage comme côté projection. Ils ont parfaitement raison de dire que ça n’est pas la même chose, mais cela va devenir de plus en plus minoritaire. A l’Institut Lumière, nous poursuivrons les projections en 35mm jusqu’à la fin des temps. Ça reste beau, l’idée que telle copie de Potemkine ou de La Dolce Vita sont des objets uniques, avec leur histoire, leurs rayures, leurs blessures. Dans l’expo, la projection des 10 films de la première séance se fait en 35mm et la restauration des 150 films Lumière, que nous faisons avec le CNC aux laboratoires Eclair, aboutira à la fabrication d’un nouveau négatif en 35mm. Mais bon, l’époque est au numérique et utilisons-le aussi, sans nostalgie, en particulier pour réinventer une certaine exigence technique et morale chez les jeunes spectateurs et les futurs cinéastes. Wim Wenders, lorsqu’il est venu à Lyon a évoqué l’honnêteté de ces films de cinquante secondes dont aucun montage n’est jamais venu contaminer le sens. Peut-on en dire autant de l’image numérique ? Non, justement, on ne peut pas. On sait bien que ces images peuvent faire l’objet de tous les trafics.

 

Mais vous avez lancé une application pour les Smartphones qui permet de refaire des films Lumière en numérique…

     Il faut vivre avec son temps…

 

Qu’en auraient pensé les frères Lumière ?

     Qu’il faut vivre avec son temps. S’ils vivaient à notre époque, les Lumière seraient devenus Bill Gates ou Larry Ellison, parmi les grandes figures de l’internet.

 

En quoi consiste cette application ?

     Elle permet de faire des « films Lumière » : noir et blanc, cadre 1.33, bords arrondis, 50 secondes à 18 images par secondes. L’acte de filmer ses proches, d’aller dans les rues et sur les bords des fleuves, celui de conserver ces images pour les 100 prochaines années, chacun pourra reprendre l’aventure Lumière.

 

Des presque 1500 films qui seront montrés à l’exposition, quels sont vos préférés ?

     Ceux qu’il me reste à découvrir ! J’en connais très bien environ 400, mais il y en a encore tellement à voir et à restaurer. Pour s’en tenir seulement aux « vues » que nous montrons le plus souvent, et qui figureront, magnifiquement restaurées en 4K par Eclair et le CNC, sur le DVD/Blu-ray qui sortira à la fin du printemps, il y a des splendeurs : Le Village de Namo tourné en Indochine, La petite fille et son chat, un film aux accents renoiriens (père et fils !), Le Panorama de la Corne d’or tourné à Istanbul, un mouvement d’appareil d’une grande pureté ou encore Ouvriers réparant un trottoir en bitume, dans lequel la caméra joue avec la fumée, la chaleur, la lenteur et le temps. Je pourrais vous les citer tous. Et bien entendu, la Sortie des Usines Lumière : le premier personnage de l’histoire du cinéma est collectif, ce sont les femmes et les hommes qui ont permis au cinéma d’exister.

 

Quand on naît à Lyon, est-on un plus prédisposé à tomber amoureux du cinéma ?

     Ou du foot ! L’Olympique lyonnais est aussi une bonne raison d’aimer la vie. Mais aimer le cinéma, et pouvoir en exercer la passion là où il a été inventé, avec comme mission de le faire savoir au monde entier, est une chance dont je mesure chaque jour le privilège.

 

De votre travail pour sauvegarder la mémoire des inventeurs du Cinématographe jusqu’au Festival de Cannes,  la Mecque du cinéma contemporain : que pouvez vous encore rêver d’apporter au cinéma ?

    Cette position est une façon pleine et entière de me dévouer au cinéma, et d’une certaine manière, cela m’aura empêché de faire autre chose dans la vie, tant il s’agit de ce que les américains appellent un « labor of love ». Pour plaisanter, je dirais que la présence d’un lyonnais à Cannes n’est qu’un juste retour des choses : la grande salle du Palais des festivals s’appelle Lumière, car Louis devait être le premier Président du premier festival, en 1939, celui qui n’a pas eu lieu. En m’appelant à ses côtés au Festival, Gilles Jacob aura permis de mêler la rue du Premier-Film à la Croisette, et de mettre dans le plus grand festival de cinéma contemporain de la planète un peu de son origine. Et pour les cinéphiles, l’origine du cinéma, c’est l’origine du monde.

 

Propos recueillis par Guillemette Odicino
Hors-série Télérama Moteur ! Les Lumière font leur cinéma