TCHEKHOV AU JAPON, SUITE
Quand une femme monte l’escalier, ou l’art du mélo misandre selon Naruse


Posté le 06.02.2017 à 11H36


 

Ce sont des plans magnifiques, auxquels la musique jazzy de Toshiro Mayuzumi, piano et vibraphone, qu’on croirait sortie d’un film de Melville, apporte une douceur paradoxale : un escalier raide et droit, qui conduit jusqu’à un bar de Ginza, le "quartier des plaisirs" du Tokyo des années 60. Pour cette femme qui gravit les marches, l’ascension est peut-être la promesse d’un ailleurs glorieux, d’une sortie par le haut, mais la cage étroite est aussi une prison à la Sisyphe, le lieu d’un éternel recommencement.

 

QUAND UNE FEMME MONTE L ESCALIER 1960 02

 

L’héroïne de Quand une femme monte l’escalier, de Mikio Naruse (1960), est une patronne de bar de nuit, une version "mise à jour" de la geisha de jadis, qui chaque soir reprend son job : rabattre les clients, si possible de riches hommes d’affaire, s’assurer qu’ils ont à boire et qu’une de ses employées leur tient compagnie. Etre dans la séduction, mais qui séduit tout le monde ne séduit personne. Croire qu’un après est possible, mais seulement changer de bar, du Lilac, où les loyers sont trop chers, au Carton…

Dans le film de Mikio Naruse qui, longtemps, fut le plus connu de son auteur hors du japon, on passe sans cesse – et parfois avec cruauté – du business aux sentiments. Le récit est une chronique précise, implacable, du mizu shobai, ce « commerce de l’eau », euphémisme nippon pour dire le monde de la nuit et des plaisirs, légaux ou non : alcool, jeux, prostitution. C’est un business, donc, où il faut investir, en alcool de contrebande et en filles pas trop farouches, mais où les habitués, ceux qui font tourner l’affaire, payent souvent à crédit – et mal. Keiko, joué par la "narusienne" Hideko Takamine, la douceur même, de faux airs de Myrna Loy ou de Sylvia Sidney, arpente le jour les immeubles de bureau, factures impayées en main, et rêve de souscription : un local qu’elle ouvrirait grâce à l’argent des clients, qui se rembourseraient en consommations. Ça ne marchera pas… Dans quel autre film, de quelle origine, a-t-on eu ainsi la description sèche de l’économie de la nuit ?

Côté sentiments, Keiko est une femme seule. Une veuve qui a juré fidélité à son mari défunt et qui n’a pas d’autre solution, pour survivre, que de continuer ce job épuisant – et imbibé ! Ou alors, il lui faudrait céder à ces hommes qui l’entourent, la piègent peut-être : le riche banquier quitterait-il sa femme pour elle ? Ou ce patron d’usine au physique ingrat qui la demande en mariage, pourra-t-elle l’aimer ? Mais dans la nuit les promesses sont trompeuses et le grand jour dissipe les promesses, met à nu les sentiments.

Quand une femme monte l’escalier est un drôle de mélodrame sec où chacun a ses raisons, mais où les hommes, quand même, sont de beaux salauds. Il fait entendre, encore et toujours, la petite musique "tchékhovienne" de Mikio Naruse, celle des destins incomplets, des amours impossibles, des vies ratées. Comme d’habitude, c’est bouleversant, subtil, magnifiquement filmé dans un format Scope qui dit, paradoxalement, l’emprisonnement des êtres.

 

Adrien Dufourquet

 

 


Quand une femme monte l'escalier de Mikio Naruse (1960)
Mercredi 8 février à 20h30 en présence de Pascal-Alex Vincent
Vendredi 10 février à 21h et dimanche 12 février à 14h30