VIENNE, ANNÉES 20
Deux stars dans la rue de la Misère


Posté le 20.03.2016 à 11H


 

« J'ai lu le livre. C'était un roman policier de série, un récit à suspens sur les années d'inflation à Vienne. Mais je savais exactement ce qui attirait G. W. Pabst, avec son flair immanquable pour tout ce qui était contemporain : la description crue de la crise, la banqueroute des vieux cercles de notables, fonctionnaires ou professeurs, la corruption, la déchéance morale, ce que nous avions traversé nous aussi à Berlin. Nous étions d'accord sur le fait que le scénario devait être orienté vers le social, et qu'on devait mettre de côté les éléments criminels. Le titre est tout ce qui est resté, parce qu'il plaisait à Pabst. » C'est le scénariste de La Rue sans joie, Willy Haas qui parle. Le roman d'Hugo Bettauer avait paru en feuilleton, à l'automne 1923, dans le quotidien viennois Der Tag, avant d'être publié l'année suivante et de s'écouler à plus de 300 000 exemplaires ; le film, sorti au printemps 1925, connaîtra un succès comparable : au mois de juin de la même année, il se joue dans trente-trois salles du "grand Berlin". Un blockbuster !

 

Rue Sans Joie03

 

La "rue sans joie", c'est la Melchiorgasse qui, en ces temps d'inflation galopante et de chômage de masse, abrite des pauvres qui meurent de faim et des riches qui s'y encanaillent. Et si les jeunes femmes du quartier veulent nourrir leurs familles, elles n'ont qu'à aller au plus près des notables bedonnants, si possible dans la tenue la plus légère possible... Parmi elles, deux stars, l'une au crépuscule, l'autre à l'aube de carrières époustouflantes : la Danoise Asta Nielsen a été le sex symbol des années 10, elle a passé la quarantaine ; sa partenaire a vingt ans de moins, elle est suédoise et s'appelle Greta Gustafson, dite Greta Garbo. La première incarne un personnage déjà perdu, la seconde une bonne fille dont on cherche à voler l'innocence.

Dans le hangar à zeppelin transformé en studio où le film a pris ses quartiers, Pabst, 39 ans, est un peu désarçonné par la nervosité de la toute jeune comédienne. Celle-ci est suivie comme son ombre par son mentor, le cinéaste finlandais Mauritz Stiller, qui l'a révélée, et bombarde Pabst de conseils pour mieux saisir la beauté – déjà renversante  de sa protégée : quelle lumière installer, quelle pellicule choisir pour les gros plans. Il aurait même donné l'idée du manteau de fourrure dans lequel le personnage se drape comme pour se protéger... Pour certaines scènes, Pabst et son équipe choisissent d'accélérer le déroulement de la pellicule : le léger ralenti qui surgit à la projection plonge Greta Garbo et son personnage dans une sorte de cauchemar éveillé  notamment vers la fin quand, vêtue d'une robe hyper impudique, elle doit échapper à la lubricité de ces messieurs.

Ce magnifique mélodrame de la misère, au souffle puissant, a été identifié comme faisant partie de la "nouvelle objectivité"  un mouvement artistique auquel on a aussi associé les peintres Otto Dix et George Grosz : une façon nouvelle de regarder le monde dans toute son horreur et toute sa vérité. Mais Jacques Lourcelles, dans son précieux Dictionnaire du cinéma, a raison d'employer encore le mot expressionnisme, qui serait ici « un réalisme de l'intolérable où les décors n'ont nul besoin d'être artificiellement déformés pour révéler leur monstruosité. »

Deux monstres dominent la meute. D'abord un boucher pervers, joué avec ironie et roulements d'yeux par Werner Krauss (ex-docteur Caligari) qui échange sa viande (morte) contre celle (vivante) des jeunes femmes affamées. Depuis son échoppe en sous-sol, il regarde les jambes de ces dames et distribue, ou non, la nourriture tant désirée. La scène est si crue qu'elle fut longtemps censurée. Ensuite, une modiste qui cache dans son arrière-boutique un simili bordel : elle est interprétée par la danseuse et patronne de cabaret berlinois Valeska Gert, dont les grimaces ont quelque chose de diabolique. De quoi faire de La Rue sans joie un "strassenfilm" (le film de rue devient un genre à part entière dans l'Allemagne de la République de Weimar) absolument insurpassable.

 

 

Adrien Dufourquet

 


La Rue sans joie de Georg Wilhelm Pabst (1938)
Jeudi 23 mars à 20h45 dans le cadre de la 2e édition des Soirées du cinéma muet
19h - Conférence "Greta Garbo : l’invention de la star" par Antoine Sire