MOMENT DE GRÂCE
Quand Lavant courait sur Bowie…


Posté le 14.11.2016 à 11H


 

« Et maintenant, pour Christophe, qui habite le 5e, de la part de Juliette, qui habite le 1er, L’Amour moderne, par David Bowie… » La voix – est-ce celle du cinéaste ? – a interrompu une chanson triste de Serge Reggiani, J’ai pas d’regrets. Dès que retentissent les premiers accords funk-rock de Modern love, le personnage joué par Denis Lavant est comme possédé. Son corps se tord, on dirait qu’il a été touché au ventre, les soubresauts deviennent cavalcade, commence un long travelling latéral, peut-être la scène la plus célèbre d’un film-OVNI: Mauvais sang de Leos Carax – trente ans, déjà ! 


 

La pop anglo-saxonne, ce n’est pas, à l ‘époque, le truc de Denis Lavant, 25 ans, devenu l’alter ego, le double de son cinéaste-mentor – son personnage s’appelle Alex, le vrai prénom de Carax, dans Boy Meets Girl (1983) comme dans Mauvais sang. C’est lui qui a choisi Reggiani, morceau attrapé à la radio, parce que la radio, dit le dialogue, « il suffit d’allumer, on tombe toujours pile sur la musique qui nous trottait tout au fond ».

La course a lieu rue de l’Ouest, une rue du XIVe arrondissement de Paris, alors en travaux : une voie parallèle à l’écheveau des rails de la Gare Montparnasse, bordée de palissades que l’équipe "déco" a partiellement repeintes. Le comédien a répété, une voiture à ses trousses, sur un parking à Vélizy, selon les indications du scénario : Alex se tient le ventre, amorce une course en déséquilibre, qui devient de plus en plus acrobatique. « Mais après cette impro a souvent raconté Denis Lavant, est intervenue une chorégraphe, Christine Burgos, qui nous a aidés à structurer ce jaillissement, à en tirer une phrase chorégraphique… »

On est à la moitié du tournage, à l’automne 1985, il fait froid, les comédiens fument cigarette sur cigarette pour cacher la buée qui sort de leur bouche – le film est censé se dérouler en pleine canicule. Denis Lavant a peur de manquer de souffle, il a peur de manquer de force, il a peur que Carax multiplie les prises. Le cinéaste s’arrêtera à sept. « J’avais l’impression d’être dans l’effort, pas dans un enjeu artistique se souviendra le comédien : je cherchais juste à ne pas me laisser distancer par le travelling. Mais, dès le lendemain, une fille de la régie m’avait dit : « C’était un moment très fort ! » Ah ? Moi, je l’avais surtout trouvé très fatigant. Mais, effectivement, la scène a eu un grand retentissement. » Parce qu’elle trouve une expression physique et cinématographique au romantisme échevelé du film, cet amour de l’amour qui ne quitte pas le cinéma de Carax.

Depuis, dès qu’il entend Modern Love, Denis Lavant revit la scène dans son corps : « J’ai tendance à me casser en deux, c’est instantané, ça m‘émeut. Je ne serai pas capable de refaire la course, mais l’intensité de ce moment est inscrite dans ma mémoire physique et émotionnelle. » Le comédien a-t-il vu Frances Ha, de Noah Baumbach, où le cinéaste new yorkais, amoureux du cinéma d’auteur français, rend hommage à Mauvais sang ? Cours Greta Gerwig, Cours…

 

 

 

Adrien Dufourquet

 


Mauvais sang de Leos Carax (1986)
Mercredi 16 novembre à 18h45 et vendredi 18 à  21h