PRIX NOBEL PAR PRIX LUMIÈRE
Quand Scorsese raconte Dylan


Posté le 05.12.2016 à 10H


 

C'est une somme et un document rare : le long film que Martin Scorsese, en 2005, consacre à Bob Dylan : No Direction Home prend le jeune Robert Zimmerman, pas encore Prix Nobel de Littérature, dans les plaines enneigées du Minnesota, où il a vu le jour, et le quitte en 1966, quand le roi de la "protest-song" a branché sa guitare sur l'électricité – au grand dam de ses fans folkeux. Martin Scorsese explore à la fois la psyché du créateur et l'époque qui a stimulé sa création. Il s'en est expliqué dans une interview qui accompagne l'édition DVD du film, une rareté sur grand écran. Morceaux choisis.

 

NO DIRECTION HOME BOB DYLAN

 

Dylan et moi

"J'ai découvert assez tard la musique de Bob Dylan, en entendant à la radio Like a Rolling Stone. C'était en 1965. Je connaissais l'existence de la "folk music", en tant que genre ou surtout en tant que "scène", à la fin des années 50 ou au début des années 60. Je la connaissais surtout grace aux groupes qui faisaient du "crossover", comme Peter Paul and Mary ou Brothers Four... Mais je n'avais jamais entendu ce que faisait Dylan, je venais d'un autre univers : le Lower East Side, le quatier des italo-américains où l'on écoutait la musique populaire, le Top 40... A l'époque, je n'étais allé dans le "Village" [Greenwich Village, le quartier des artistes au sud-ouest de Manhattan] que pour m'inscrire au Washington Square College. J'avais vu ce qui se passait dans les cafés, mais je ne devais pas avoir les bonnes adresses, j'allais dans les cafés où il y avait des danseurs de flamenco ! Alors j'ai raté Dylan, j'ai raté Brother John Sellers. Plus tard, le passage à  l'électrique m'a ramené aux périodes antérieures.

C'était une époque très spéciale. On le voit dans le titre de l'album du comédien de stand-up Bob Newhart, qui sort en 1960 : The Button-down Mind of Bob Newhart. D'une certaine façon, l'Amérique "se déboutonnait", et ça avait beaucoup à voir avec l'irruption d'un esprit critique, d'une remise en question des valeurs de la société des années 50. En témoignent les films tirés de livres comme Madison Avenue ou L'Homme au complet gris, la musique de l'époque, la bande dessinée et même la politique : le passage d'Eisenhower à JFK. Il y avait quelque chose dans l'air, l'envie d'une nouvelle société."

 

Trouver un récit

"La musique, tous les styles de musique motivent ma façon de travailler, la musique rythme ma vie, depuis toujours. J'en ai souvent parlé : sans musique, je n'aurais pas pu faire les films que j'ai faits. Cela a à voir non seulement avec les thèmes de certaines chansons, avec l'œuvre de divers artistes, mais à la musique elle même qui se prête aux mouvements de caméra. Dans ce film, je me suis laissé absorber par le défi de trouver un récit, un arc narratif. Parce que je ne peux pas exprimer ce que la musique de Dylan signifie. Ou même ses paroles.

J'ai engagé le monteur David Tedeschi. On avait travaillé ensemble sur un projet  sur le blues. On a regardé d'abord toutes les interviews, et on a tenté de comprendre l'histoire, d'après ce que les personnes interrogées racontaient. J'en connaissais quelques-unes, une grande partie était une découverte. Et c'est aussi un sujet risqué : il y a tant à dire, tant de livres écrits, tant de spécialistes qui savent ce que je ne sais pas, le détail de tel enregistrement, qui a pris la guitare quand untel est parti, etc.

J'ai essayé d'aborder Dylan objectivement à partir de ce que les témoins disent, et à travers ce que je ressens par la musique. Et chose incroyable, cette interview de dix heures que Jeff Rosen, son manager, avait faite avec lui en 2000. La façon dont il répond, cette façon d'en dire un peu sans jamais tout dire, son sens de l'humour, son recul sur lui-même, les contadictions qui sont naturelles chez tout grand artiste. Alors j'ai pensé que ce serait notre guide. On m'a aussi donné une limite : évoquer sa vie et son travail jusqu'en 1966. Cela m'a paru raisonnable."

 

1966 à New York

"Les séquences de 1966 sont fortes, intéressantes et elles apportent le conflit dramatique : le drame, la trahison, la confiance perdue. Les gens qui veulent qu'un artiste agisse d'une certaine manière et l'artiste qui ne va pas l'accepter. J'ai trouvé que c'était une histoire intéressante. Et jai réalisé que 1966 serait le présent, avec des flashbacks. On savait que le triomphe du Festival de Newport, en 1963, serait à la fin de la première partie. Et que dans la seconde partie, le film se retrouverait en 1966.

On a réalisé qu'en racontant l'histoire par retours en arrière, on devait établir le contexte dans lequel Dylan avait grandi. D'abord le Minnesota, puis New York. Donc, on voit Allen Ginsberg nous raconter l'histoire du "Village", et puis Maria Muldaur, et Dave van Ronk [le musicien qui a inspiré les Coen pour Inside Llewyn Davis]. On perd Dylan jusqu'à ce qu'on ait montré le village et on le retrouve avec la séquence filmée par John Cowen en 16mm, le tout premier film où l'on voit Dylan. Il arrive au coeur d'une scène musicale désormais connue : une explosion de liberté artistique. J'ai utilisé la chanson A Hard Rains Gonna Fall pour capturer ce sentiment du début des années 60, ce moment curieux, où avec la crise des missiles de Cuba, on a tous cru qu'on allait mourir. Ne pas montrer les négociations des chefs d'État, mais en contrepoint, les gens dans la rue, comment l'homme ordinaire et sa famille sont affectés par la crise internationale."

 

La gestuelle du chanteur

"La première fois que l'on voit Dylan chanter Mr Tambourine Man, c'est en contre- plongée, une image que Pennabaker avait prise sur scène, un plan rapproché en dessous du micro. La relation entre l'expression des paroles, l'expression de sa bouche, la manière dont celle-ci articule, ses yeux devant le micro, tout ça lié aux mots chantés par lui, ça me fascine. Et à chaque fois que je vois cette séquence, c'est toujours une surprise, toujours nouveau. J'ai toujours aimé les sons qui sont comme des transes ou qui vous mettent en transe, et il crée ça.

Dans mes films, quand une note est soutenue, je demande au mixeur de monter la note puis de la redescendre, presque comme une sirène, et c'est ce qu'on voit dans Mr Tambourine Man. Et aussi dans Like a Rolling Stone : à chaque "How does it feel", il attaque le public, puis revient au micro et puis repart à l'attaque. Et même l'interprétation de Maggie's Farm à Newport est passionnante : il devait sentir qu'il y avait un problème avec le public et la façon dont il attaque le refrain, "I ain't gonna work", il pense : "ça va les captiver, ça va les calmer". Mais le public est en transe... On peut voir tous ses efforts, ils s'expriment dans tout son corps. Il ne fait plus qu'un avec la musique. Beaucoup de grands artistes font ça. On dirait que c'est naturel, sans effort, mais c'est du travail et Dylan aime ce travail."

 

Une certaine vérité

"J'ai toujours voulu que mes films de fiction soient des documentaires. J'ai toujours essayé de recréer ce qu'il y a dans les documentaires, une certaine vérité et une émotion née du moment précis. Bien sûr, dans un documentaire, chaque moment n'est pas authentique. Je dois mettre des guillements, car quand une caméra est là, les choses changent. Mais un type sur scène, c'est la réalité : il sait que ça n'a pas d'importance si la caméra le filme.

J'aime aussi particulièrement un plan où Dylan est assis. La conversation porte sur le fait que tout le monde quitte la salle, les spectateurs se sentent trahis. Et il y a un gosse à la porte, très gentil, avec une chemise rayée, des lunettes, qui lui dit : "Tu as vu cet article sur cet endroit où on a joué ?" Et Dylan : "Quel endroit ?" "Edimbourg. Énormément de gens sont sortis, il y a eu des huées, des sifflets." On voit le visage de Dylan et j'ai l'impression qu'il pense : "Ouais... Non, je n'ai pas vu cet article, merci de me le signaler." À la scène, un rejet c'est sans équivoque, les gens crient pour que vous débarrassiez le plancher. C'est dur !"

 

 

Propos retranscrits et adaptés par Adrien Dufourquet

 

 


 

No Direction Home de Martin Scorsese (2005)
En présence de Melvil Poupaud
Lundi 5 décembre à 19h