Pater Hororrum
Dario par Argento

 


Posté le 09.06.2016 à 15H15


 

Du sang, des sorcières, du suspense et la musique impressionnante du groupe Goblin... Heureux noctambules de L'épouvantable vendredi, qui enchaîneront quatre films - horreur ou "gialli" - du maestro Dario Argento. Puisque son autobiographie, Paura, n'a pas encore été traduite en français, courts morceaux choisis, ou trois anecdotes pour mieux connaître le père d'Asia, le scénariste de Sergio Leone, et le plus grand réalisateur de films fantastiques en Europe. Attention, un léger spoiler s'est glissé dans le texte sur Les Frissons de l'angoisse - enfin seulement pour ceux qui ont une mémoire visuelle stupéfiante !

Tenebres-Tournage

 

L'apprentissage de l'écriture

Mon père connaissait bien Sergio Amidei, un des plus célèbres scénaristes de l'époque - il a écrit Rome, ville ouverte et d'autres films très importants - et un jour il lui avait raconté ma passion pour le cinéma. "Tu sais, mon fils aimerait devenir scénariste", lui avait-il dit comme s'il confessait un péché véniel. Et Amidei avait répondu : "Dis-lui de venir me voir, comme ça il verra comment ça marche."

Je m'étais alors présenté à l'adresse qu'on m'avait donnée, sans bien savoir à quoi m'attendre. Amidei m'accueillit dans un grand salon et me fit asseoir dans un coin, sur une chaise. "Tu restes là et tu ne dis rien", me recommanda-t-il. J'ai fait oui avec la tête : de toute façon, je n'aurais pas su quoi dire. De l'autre côté du salon, il y avait deux grands canapés, sur lesquels Amidei recevait les scénaristes et les réalisateurs des films sur lesquels il travaillait. Il s'occupait de plusieurs projets en même temps, et donc au cours de la journée, c'était un va-et-vient permanent.

Pendant plusieurs semaines, je suis allé chez lui, je m'asseyais au fond du salon et je n'ouvrais pas la bouche. L'un après l'autre se succédaient Steno, Lizzani, Pietrangeli, et aussi des noms moins célèbres.

Les premières fois, ils demandaient : "Mais qui est ce jeune homme ?"

"Le fils d'un ami qui veut écrire des scénarios", expliquait Amidei.

Et les autres répondaient d'un signe de tête, comme pour dire qu'ils avaient pitié de moi : quel métier ingrat je m'étais choisi pour mon avenir...

Ils avaient un système assez cocasse de procéder, si bien qu'au début, j'étais déconcerté : les invités d'Amidei s'asseyaient sur le canapé et parlaient de tout et de rien. Ils parlaient de  politique, de choses arrivées à un ami commun, d'histoires de familles; ils enchaînaient des anecdotes parfois très drôles, des souvenirs, des livres lus, des choses entendues à la radio. Ils pouvaient bavarder pendant une heure et du film sur lequel ils travaillaient, pas un mot.

J'avais l’impression qu'ils étaient fous. Je restais immobile sur ma chaise, pour eux j'étais invisible. A un certain moment, l'un d'entre eux disait : "Bon, allons-y, pensons un peu au film... Il me semble qu'on a perdu assez de temps." Alors, ils se concentraient, en silence, l'un fermait les yeux, un autre mettait la tête en arrière, comme pour faire un petit somme, il y en avait toujours un qui - pour montrer qu'il se remuait bien les méninges - se tenait le front avec les mains. Cette comédie pouvait durer cinq bonnes minutes, jusqu'à ce qu'un lance : "Qu'est-ce que vous diriez de..." "Ecoutez, j'ai pensé que..." De temps à autre, surgissait un bout d'idée utile pour le film et si elle avait convaincu tout le monde on la consignait par écrit. Et puis il se disaient : "La scène, c'est toi qui l'écris ou moi ?" Une fois d'accord, ils se saluaient. Le lendemain, la même scène se reproduisait. Ce fut une gymnastique formidable.

Aujourd'hui que je suis aussi scénariste, je me rends compte que la méthode fonctionnait : on ne peut pas prendre d'emblée l'histoire que l'on veut raconter à bras-le-corps. Il faut la suivre, l'épier, s'approcher progressivement. Quelque chose qui est à mi-chemin entre la séduction et la a persécution...

 

Sur Les Frissons de l'angoisse

Il me manquait encore un détail décisif : de quelle façon David Hemmings - le pianiste qui assiste au premier meurtre - pouvait-il avoir entrevu, sans s'en rendre compte, le visage de l'assassin ? Depuis le début, mon idée était de donner au spectateur un indice subliminal qui lui permettrait de résoudre l'énigme tout seul, mais j'étais dans une impasse.


FRISSONS-DE-L-ANGOISSE


A cette époque, il m'arrivait de sauter dans ma voiture et de conduire à travers la ville comme en transe pour essayer de débloquer des idées. Quelques-unes des meilleures intuitions que j'ai eues pour mes films sont nées en voiture. J'étais coincé dans les embouteillages romains : je devais me rendre à un rendez-vous, pour lequel il était désormais clair que je serais en retard tant je voulais me creuser la tête sur ce problème central de l'intrigue, qui paraissait impossible à résoudre. A un certain moment, cependant, en observant la file de voitures derrière moi dans le rétroviseur, j'eus un éclair de génie. Mon personnage, dans sa hâte de secourir la medium inanimée, devait traverser un long couloir orné de tableaux anciens aux cadres divers - une version pas très éloignée du couloir que j'étais moi-même obligé d'affronter chaque nuit quand j'étais enfant. Et le tueur, en essayant de se fondre dans un tableau représentant un ensemble de visages, se serait en réalité mis en évidence grâce à un miroir. Le pianiste, et le spectateur avec lui, avait, l'espace d'un seul instant, enregistré mentalement son visage. Cela suffisait. A l'époque, à part si l'on disposait d'un projecteur, il n'y avait pas de moyen de revoir un film et de faire un arrêt sur image. J'aurais montré l’assassin à tous les spectateurs, sans qu'aucun ne s'en rende compte.

 

Sur Suspiria

A cette période, peut-être parce que bientôt j'allais devenir père pour la deuxième fois, le Blanche-Neige de Walt Disney me revenait souvent à l'esprit. Quand j'étais petit, ce film m'avait ensorcelé et perturbé à parts égales. Je venais de lire un récit magnétique de l'écrivain allemand Frank Wedekind, Mine-Haha ou l'éducation corporelle des jeunes filles, où un groupe d'adolescentes reçoit une éducation purement physique comme préparation à la vie mondaine. Le récit se déroule à l'intérieur d'un énorme parc, sans contact avec le monde extérieur. Comme souvent dans ces cas-là, tout se mélangeait dans mon esprit et je me demandais ce qui arriverait à des jeunes filles à la merci d'une sorcière proche de celle de Blanche-Neige. Cela a suffi à me convaincre que ce serait intéressant de faire un film sur la sorcellerie.


Suspiria


Un jour est arrivé un épisode qui a provoqué un tournant dans le projet. Le scénario prenait peu à peu forme, mais il manquait encore quelque chose. Chez nous se trouvait un texte de Thomas de Quincey, écrivain et essayiste du dix-neuvième siècle dans lequel le personnage principale décrit quelques-uns de ses rêves : dans l'un d'entre eux, il racontait avoir vu trois femmes effrayantes. Si dans la mythologie, l'on trouvait les trois Parques et les trois Grâces, il devait bien, selon lui, exister quelque part les trois Douleurs. Et il les avait ainsi baptisées : Mater Suspiriorum, Mater Tenebrarum, et Mater Lacrimarum - elles représentaient tout ce qu'il y avait de mauvais dans le monde, au point de les avoir surnommées "Nos Dames des Douleurs".

Daria [Nicolodi, compagne de Dario Argento, interprète et coscénariste de certains de ses films] était en train de lire Suspiria de profundis, de Quincey. Tout à coup - une illumination - j'appuyais la main sur la couverture pour couvrir les deux derniers mots et s'est détaché le nom que nous cherchions : il était évident que Suspiria serait le bon titre pour mon prochain film.


Adrien Dufourquet