RÉCIT D'EXIL
Nostalghia, ou la sublime plainte de l'artiste bafoué


Posté le 20.09.2017 à 11H


Il y a un paragraphe poignant dans le  Journal d’Andrei Tarkovski (réédité chez Philippe Rey), longue suite de confessions où l’on voit l’artiste en butte avec les soucis matériels, politiques, médicaux – quand il tourne, il n’écrit pas. On est en novembre 1986, le cinéaste enchaîne rayons et chimio, souffre le martyr. Il sait qu’il va mourir, se le cache à peine, de fait, il n’a plus qu’un mois à vivre. On « croit lui faire plaisir » en  lui disant que ses films se jouent dans de nombreuses salles en Union Soviétique. Lui, pourtant si souvent en colère contre des sorties semi-clandestines, sans pub ni presse, se désole : « J’y vois le commencement de ma canonisation posthume. Ils ont dû apprendre dans quel état j’étais. Le moment est sans doute venu pour le Goskino de se refaire une réputation… »

 
NOSTALGHIA 1983 05d Tour E
 
Andrei Tarkovski arrive au bout de son exil. Depuis 1982, il n’a pas mis les pieds en Union Soviétique – son fils adolescent n’a pu le rejoindre que quelsques mois avant sa mort. Il a tourné Nostalghia en Italie et, peu à peu, l’histoire s’est rapprochée de lui : son héros est un écrivain russe (magnifiquement joué par Oleg Yankovski), sur les traces d’un compatriote compositeur du XVIIIe siècle, qui a vécu en Italie et s’est suicidé à son retour à Moscou.
 
C’est donc une histoire d’exil au carré qui est aussi, comme toujours chez Tarkovski, la peinture d’un état : un être au présent regrette le passé et craint le futur ; un artiste immergé dans des paysages magiques d’Ombrie et de Toscane  rêve à sa « datcha » lointaine, croise un fou ou un « idiot » dostoïevskien , joué par le « bergmanien » Erland Josephson, qui voit avant les autres la déconfiture du monde.
 
C’est magnifique, et immobile, et envoûtant. Il semble que la présence au jury du Festival de Cannes 1983 du cinéaste soviétique officiel Sergueï Bondartchouk empêche Nostalghia de remporter la Palme d’or, et c’est aussi ce travail de sape, réel ou fantasmé, qui pousse Tarkovski à devenir réfugié politique en Italie. Peu avant le festival, Le Monde a dépêché un jeune intervieweur de 28 ans, Hervé Guibert – qui a co-écrit L’Homme blessé, de Patrice Chéreau, également en compétition à Cannes 1983.
 
Leur rencontre est d’autant plus intéressante que Guibert n’est pas critique de cinéma de profession, et qu‘on le jurerait un peu dubitatif face à la posture de « l’artiste croyant » Tarkovski, fine moustache et orgueil géant. Le cinéaste précise sa pensée – et son vocabulaire : « J’ai voulu raconter ce que veut dire la nostalgie, mais j’entends ce mot dans son sens russe, c’est-à-dire de maladie mortelle. Le terme russe est difficile à traduire, ce serait de la compassion, mais c’est plus fort encore, c’est s’identifier à la souffrance d’un autre homme, d’une façon passionnée. »
 
D’où vient cette souffrance ?, interroge en substance Hervé Guibert. « Dans le fait que l’homme se soit trop enseveli dans les choses matérielles. Pendant le processus du développement historique, le progrès a avancé à pas de géant par rapport au développement spirituel. L’homme ne s’est pas rendu compte que cette croissance ne s’harmonisait pas avec son esprit. » La nostalgie d’un bonheur disparu est aussi compassion pour une humanité qui court à sa perte. Rien de plus actuel que Nostalghia
 
Adrien Dufourquet
 
 

Nostalghia (1983) d'Andreï Tarkovski
Jeudi 21 septembre à 20h45 (séance précédée à 19h d'une conférence de Martin Barnier)
Samedi 23 septembre à 18h30 et vendredi 29 à 21h