L’envie d’embrasser cet homme

 


Posté le  30.10.2014 à 15h45


 

par Bertrand Tavernier

 

 

03 CLASSE TOUS RISQUES01Lino Ventura et Jean-Paul Belmondo dans Classe tous risques

 

 

    C’était à Paris, avenue des Gobelins, devant le 15. Je revois encore l’immeuble. J’avais 19 ans et grâce à Pierre Billard, je venais d’être admis dans l’équipe de la revue Cinéma 60. En ce printemps 1960, j’avais rendez-vous avec Claude Sautet, que je voulais interroger sur Classe tous risques récemment sorti et qui avait été un grand choc. J’avais initié moi-même ce rendez-vous, et j’avais trouvé son adresse dans l’annuaire. Je n’en menais pas large : c’était ma première interview, si l’on excepte une rencontre fortuite avec Alberto Lattuada au studio de Jean-Pierre Melville, rue Jenner. J’étais jeune, timide, farci de références et pourtant je me souviens d’une rencontre chaleureuse, qui allait jouer un rôle fondamental dans mon existence.

    J’ai toujours eudes rapports très personnels avec Classe tous risques. C’est à son sujet que je venais d’écrire ma première critique. Un article court, sans doute superficiel mais laudateur, et qui se terminait par cette phrase : « J’entends dire que Classe tous risques est un film de série B mais un B comme Boetticher vaut mieux qu’un A comme Allégret. » Pardon pour Allégret, c’est une comparaison hâtive que je regrette aujourd’hui, le plaisir d’un jeu de mots, mais ce n’est pas par hasard que je faisais référence au réalisateur de Seven Men from Now avec lequel Sautet partageait le goût de l’ellipse, de l’épure, la même netteté narrative, la même affection pour les sentiments forts et les personnages marginaux.

    Ce premier article fut donc suivi par cette interview. Sautet y évoqua, parmi les influences qui avaient marqué la genèse du film, son amour du western, Rio Bravo par exemple, et me confirma qu’il avait demandé à Belmondo de voir Seven Men from Now. Entre lui et moi, ce fut, comme dans Casablanca, « le début d’une grande amitié » qui ne connut jamais de nuages et ne cessa qu’avec sa mort. Claude fut, avec Jean-Pierre Melville, mon parrain dans le cinéma, m’aidant constamment, me prenant sous sa protection, allant trouver mes parents pour les convaincre de me laisser choisir ce métier plutôt que les sciences politiques.

    A partir de cette rencontre, Claude répondra présent chaque fois que j’aurai besoin de lui, m’incorporant à ses projets durant ses longues périodes d’inaction, d’hésitation après Classe tous risques et le semi-échec de L’Arme à gauche, faisant semblant de prendre au sérieux mes suggestions d’une incroyable naïveté. Je devins son attaché de presse avec Pierre Rissient, travaillant sur Les Choses de la vie, Max et les ferrailleurs, et sur César et Rosalie. Pendant cette période, alors que je souhaitais réaliser mon premier film, je lui faisais lire mes scénarios. Sautet, répétons-le, fut le plus grand « script-doctor » et réparateur de films du cinéma français. Ses réactions étaient toujours stimulantes. Il mettait instantanément le doigt sur ce qui ne marchait pas et trouvait immédiatement une solution. Il améliora, répara, rabibocha un très grand nombre d’œuvres et en sauva plusieurs du désastre. Devenu cinéaste, je lui montrais, tout comme Truffaut et tant d’autres, les premiers montages de mes films. Depuis le premier, L’Horloger de Saint-Paul, puis tous les autres. Ses conseils étaient précieux : couper ici telle ou telle scène, là telle ou telle réplique. Une de mes plus grandes fiertés reste de l’avoir vu se lever à la fin de la projection-test de Capitaine Conan et l’entendre me dire : « Alors là, mon coco, tu ne touches rien ! »

    Je le revois me parler de cinéma italien, de son admiration pour Rossellini et pour Fellini dont il adorait Il bidone, de l’importance et de la vitalité de scénaristes comme Ennio Flaiano avec qui, je crois, il travailla sur quelques projets. Je me souviens aussi des discussions que nous avions sur la musique. Il y avait là souvent Michel Boujut (salut Michel !) et aussi le cher Alain Corneau. Ou encore, autre souvenir mémorable, Philippe Sarde, quand ce dernier le suppliait de ne pas faire disparaître sa musique derrière les bruits d’essuie-glaces. Comment oublier Claude et ses critiques d’Art Tatum, son évocation de sa découverte de l’orchestre de Dizzy Gillespie et de l’arrangement de Manteca, sa manière d’analyser certains morceaux de Bach et de rechigner sur l’interprétation de Glenn Gould, dont il ne jugeait pas le tempo de ses Variations Goldberg tout à fait juste. Et il vous le prouvait en vous le fredonnant, avec les ruptures de rythme : pensez à la scène de César et Rosalie où Montand s’empare d’un morceau de Bach et vous avez Sautet !

    Si on voulait le mettre en colère Claude, il suffisait de mentionner Bonjour Sourire, son « faux premier film » : « Arrêtez avec ces conneries. Ce n’est pas mon film. Je l’ai repris parce que le metteur en scène s’était défilé. J’ai rien à voir avec ça. » Le monteur Armand Psenny avait travaillé sur plusieurs réalisations où Claude officiait en tant qu’assistant et il me racontait qu’il avait tourné des plans de seconde équipe magnifiques, très bien cadrés et photographiés, avec un sens de l’espace étonnant, en particulier pour Fernand cow-boy, quand Guy Lefranc, effondré, disait : « Ils sont trop beaux. Je ne peux pas les utiliser. Cela détruit le reste du film ».

    Et j’ajoute que j’ai côtoyé Claude pendant plusieurs années à la SACD. Devenu un défenseur passionné et intransigeant du droit d’auteur, du droit du metteur en scène à être le vrai responsable de son travail, il se passionnait pour le cinéma européen, s’enflammait contre les atteintes au droit moral ou à la convention de Berne. Ces activités militantes, avec tout ce que cela implique de dévouement, de travail quotidien, de rencontres avec les politiques, de générosité pour le cinéma des autres, n’ont pas été assez reconnues, pour lui comme pour Jacques Deray qui lui succéda (et certains cinéastes n’ont jamais eu la moindre conscience d’un tel engagement). Il fallait le voir piquer l’une de ses légendaires colères : « Attendez, je ne comprends rien. Soyez clairs, précis. Je ne comprends pas ce que vous dites. » Il détestait le verbiage, les gens qui s’écoutaient parler et vous interrompaient avant que vous ayez terminé une phrase : « Oui, oui… J’ai compris. Ça va. C’est la loi de 85. » Il était de ceux qui comprenaient instantanément ce qu’on leur disait et il avait toujours le dernier mot, qu’on parle de jazz, de littérature, de droit, d’un montage final.

 

    Je voulais parler de Classe tous risques et je ne m’écarte pas du sujet. Ces qualités, cette rigueur, cette rapidité, cette capacité à la synthèse qui n’enlève rien à l’émotion, sous-tendent le premier opus de Sautet et lui donnent une force et une originalité qui furent sous-estimées à sa sortie. Il faut préciser que le genre policier n’avait jamais complètement bénéficié des faveurs de la critique française. Les journalistes d’obédience communiste, à la suite de Georges Sadoul, les éreintaient systématiquement (même Les Forbans de la nuit de Jules Dassin ou Touchez pas au grisbi de Jacques Becker, pourtant deux cinéastes proches du Parti), déclarant qu’il valait mieux s’intéresser aux ouvriers et aux boulangers qu’aux gangsters. Du côté des critiques catholiques, on y dénonçait une menace d’immoralité et un danger pour la jeunesse. De surcroît, le film de Sautet avait été éclipsé par A bout de souffle et le crédit de la découverte de Jean-Paul Belmondo alla à Godard alors que Sautet avait été chronologiquement le premier à lui offrir un rôle vedette [1]. Il y est magnifique de charme et d’autorité, mélange étonnant de virilité et d’innocence enfantine, dans un registre totalement différent de celui du personnage de Michel Poicard. J’ai été marqué à vie par la manière dont il se tourne vers Sandra Milo, après avoir assommé l’homme qui la bat, en lui disant, avec un sourire désarmant, inoubliable : « Ce que j’ai de bien, moi, c’est mon gauche ».

    Cinq décennies plus tard, on réalise que Classe tous risques était également très novateur. De manière moins évidente qu’A bout de souffle, plus secrète : à la manière d’un Jacques Tourneur, Sautet renouvelait profondément le genre de l’intérieur, démodant du coup des dizaines de réalisations contemporaines. Après la longue séquence d’ouverture, ces magnifiques plans de gare, ce braquage dans les rues de Milan, il devint impossible de filmer ce type de péripéties comme avant, du comportement des personnages jusqu’à leur manière de marcher. Il avait réussi à imprégner ces scènes d’action d’une authenticité rigoureuse, leur donnant une vie pleine d’une intensité grave, ce qui lui gagna, dit-on, l’admiration de Robert Bresson.

    Il faut dire que le film de gangsters, après quelques titres de gloire – Touchez pas au grisbi, Du rififi chez les hommes, sans oublier l’inclassable Bob le flambeur – commençait sérieusement à s’essouffler, gangrené par les clichés et la routine. Les personnages de voyous sonnaient faux, les péripéties paraissaient exténuées, coupées de toute réalité, sans vie ni passion, réalisations paresseuses et distributions interchangeables. De temps en temps, on pouvait sauver un titre comme le visuellement brillant Razzia sur la schnouf d’Henri Decoin, Gas-oil (sauf justement l’intrigue policière) ou Le Désordre et la nuit de Gilles Grangier, cinéaste modeste qui signa plusieurs réussites. Mais dans l’ensemble, on répétait des recettes ressassées depuis les années trente d’un ton routinier qui vieillissait.

    C’est dans ce contexte qu’apparut José Giovanni, l’auteur de Classe tous risques. Il avait connu l’univers de la délinquance et avait été condamné à mort pour avoir participé à des rackets organisés par son frère qui avaient dérapé dans le crime, sans que lui-même ait tué, comme il l’a toujours affirmé [2]. José avait tenté de s’évader, avait passé plusieurs mois dans la cellule des condamnés à mort, avant d’être gracié par Vincent Auriol, et en cellule de se sortir par l’écriture de ce qu’il appelait « une existence dans la violence ». Le premier livre de José, Le Trou, écrit sur les conseils de son jeune avocat qui fréquentait les « Hussards », racontait sa tentative d’évasion et reçut un accueil enthousiaste de Roger Nimier mais aussi de Jean Cocteau ou de Pierre Mac Orlan. Jacques Becker en tira le film magnifique que l’on connaît. Quand on lui parlait du passé de Giovanni, Sautet disait : « Dix ans de Centrale, un an à attendre son exécution, il a payé. »

    Quelques années plus tard, je montrai à José, dont j’étais l’attaché de presse, un texte de Gilles Jacob, alors critique influent et perspicace. Il y déclarait que les trois meilleurs films policiers français étaient Le Trou de Becker, Classe tous risques de Sautet et Le Deuxième Souffle de Melville et cherchait le lien entre ces trois œuvres. José lui répondait que c’était peut-être lui le lien, vu qu’il était l’auteur des trois romans, qu’il avait participé au scénario de deux d’entre eux et que Le Deuxième souffle respectait à 98 % son dialogue et sa construction.

    Giovanni contribua au renouvellement du genre et apporta une bouffée d’air frais dans un cinéma assoupi. On sortait enfin de Pigalle. Les personnages de Classe tous risques essaient de survivre en Italie, puis traversent toute la France, échappée scandée par la magnifique musique de Georges Delerue – dans cette fuite, cette variété de paysages, on sent l’influence du western. Sa connaissance de la pègre, liée à un sens personnel de la pudeur, permet à Giovanni d’éviter les clichés et surtout de centrer presque tous ses récits autour de quelques thèmes que Sautet et lui traitent à l’émotion : la survie, l’amitié, la hantise de la délation, du compromis. Il fait l’impasse sur le passé des personnages. Seul compte ce qu’ils sont en train de vivre maintenant, dans le présent le plus immédiat. Seuls comptent aussi leurs rêves : « Une école pour les enfants ». Cela prendra plus de vingt ans à Sautet pour découvrir que le personnage joué par Lino Ventura est lointainement inspiré d’Abel Davos, membre de la sinistre bande de Bony et Lafont qui collabora avec la Gestapo. José n’avait connu de cet homme que sa déchéance, dont il avait fait son histoire.

    Par l’intermédiaire de Becker, Giovanni avait rencontré Lino Ventura lequel s’était montré intéressé par Classe tous risques et c’est lui qui, pour le réaliser, proposa un assistant très en vue, Claude Sautet, rencontré durant le tournage du Fauve est lâché dont il était de plus le co-scénariste. Maurice Labro, le metteur en scène, détestait Ventura et quitta le film avant son terme. Les scènes manquantes, la poursuite finale, le dernier règlement de comptes, furent tournées par Sautet et en haussent le niveau. Lino repéra immédiatement son sens du cadre, de l’espace, la manière dont il filmait les acteurs et organisa une rencontre avec Giovanni. Celui-ci l’a raconté : « Je lui demandai quelle était la première image qui lui venait à l’esprit, après avoir lu le livre. Il me dit : “Un homme marche dans la rue. Derrière lui, à dix mètres, deux enfants”. Il avait immédiatement mis le doigt sur la colonne vertébrale émotionnelle du film. En une phrase. Je savais qu’il ne pouvait pas le rater ».

    L’importance donnée aux sentiments familiaux, aux sentiments tout simplement, éloigne le film des policiers de l’époque. En s’inspirant du cinéma américain, comme le fit Melville recopiant les films de Robert Wise ou d’André De Toth, Sautet tourne le dos aux clichés sans essayer de leur donner une nouvelle vie. Et il anticipe bien sur les films qui le rendront justement célèbre. En fait cette première œuvre, fortement marquée par l’influence d’un remarquable romancier-scénariste, est néanmoins et déjà un film très personnel, qui annonce ses œuvres ultérieures. « Classe tous risques est le meilleur film adapté d’un de mes livres, déclara Giovanni lors d’un colloque à l’Institut Lumière [3]. Il ne comporte pas de scènes de boîtes de nuit. Il n’est pas folklorique. Et il y a plus de cœur que dans le Deuxième souffle. »

    Ce cœur, on le ressent dès le début du film, aux premiers instants de la voix-off, admirable, qui me procure toujours la même émotion quarante-huit ans après, effet narratif qui donne d’emblée le point de vue d’un personnage qui est en train de sortir de l’histoire, un personnage de femme dans ce monde d’hommes, dont le destin va peser sur les héros : « Elle aurait voulu lui conseiller la prudence. Mais à quoi bon. Depuis qu’elle faisait et défaisait les bagages, elle ne parlait plus. Ou presque plus. Les enfants suivaient. Ils ne manquaient de rien. Sauf d’une école. » La voix-off situe ensuite les deux protagonistes et Sautet a l’idée formidable de la placer sur des plans où ils sont filmés de dos dans la rue, comme il évite, par la suite, les décors attendus, les lieux conventionnels, liés à la mythologie et aux poncifs du genre. Il préfère les chambres d’hôtel anonymes, les églises, les bureaux de poste. Je pense surtout à cette mansarde sous les toits où se terre Abel, où il rencontre cette petite bonne, personnage si touchant que joue de manière merveilleuse Betty Schneider. Parenthèse émouvante, dépourvue de sentimentalité, moment de grâce qui, comme de nombreuses autres scènes, échappe à la dictature de l’intrigue, mais qui est pourtant indispensable sur ce que ça dit des personnages. Et qui fait ressortir mieux encore l’extraordinaire rapidité elliptique très épurée de la fin, avec cette dernière voix-off qui vous prend le cœur et annonce Max et les ferrailleurs et Un cœur en hiver. Cette narration dépouillée des trucs de scénaristes et où la primauté accordée aux émotions, aux battements du cœur dissimule une vision qui peut être âpre, tranchante et consolatrice.

    C’est un film qui m’a donné envie d’embrasser l’homme, les hommes qui l’avaient fait, et de devenir leur ami.

 

Bertrand Tavernier

 

 

Couv Sautet 3d

Conversations avec Claude Sautet de Michel Boujut
Edition définitive
En librairie



 

[1] Sans oublier Les Copains du dimanche d’Henri Aisner, en 1957, dans lequel il jouait déjà un rôle important.

[2]José aura, sur cette époque et cette attente dans le couloir de la mort, laissé un livre, Il avait dans le cœur des jardins introuvables (Robert Laffont) et un film, Mon père (2000) qui fut hélas son dernier.

[3] in Le Poing dans la vitre, scénaristes et dialoguistes du cinéma français (1930-1960), sous la direction d’Alain Ferrari (Institut Lumière/Actes Sud).