Lettre de Kazan à Brando

 


Posté le  12.11.2014 à 13H


 

  Témoignage précieux des liens entre Elia Kazan et Marlon Brando, cette lettre où le cinéaste lui présente le projet de Sur Les quais, et le rôle de Terry, est extraite de la correspondance de Kazan, éditée aux Etats-Unis chez Khnopf. La présente traduction a été publiée par Positif, dans leur numéro d'octobre 2014.

 

 

SUR LES QUAIS 1954 13

 

 

Mon cher Marlon,


    Je ne peux pas faire comme s’il était facile ou simple de vous écrire. À la fin du compte, dans notre monde, tout le monde est au courant de tout. J’aurai toujours pour vous la même affection et le même attachement, mais cela n’estompe pas ce que nous ne nous sommes pas dit. Je n’en dirai pas un mot pour l’instant. Cette lettre sera professionnelle, et vous pouvez adopter la conduite que vous souhaiterez en fonction des critères suivant lesquels, quels qu’ils soient, vous souhaitez agir. C’est votre affaire et même votre problème.

Je vous envoie le scénario d’un film en préparation. J’en espère beaucoup. J’y ai travaillé dur et je vais continuer à y travailler beaucoup. Mais vous êtes une personne sensible et vous comprendrez qu’il n’est pas achevé, vous percevrez son intention et l’espoir qu’il recèle. Il n’a pas encore sa forme accomplie bien qu’il en soit beaucoup plus proche que ce que vous avez lu précédemment. C’est du sérieux. C’est prélevé sur des gens vivants, mais distillé et concentré. Le problème qu’il reflète existe encore et le problème moral dont il traite – la responsabilité morale d’un citoyen au moment où elle entre en conflit avec ses allégeances personnelles – est l’un des plus anciens et des plus universels de tous les problèmes qu’un homme puisse affronter. Mon propre point de vue sur ce problème et celui de Budd aussi est clairement mis en avant. Mais le scénario est plutôt un engagement dans la problématique qu’une exhortation dans un sens ou un autre. Ne vous méprenez pas, il existe un parallélisme implicite à remarquer avec les Enquêtes sur les Activités communistes. Ce parallélisme n’est pas l’intérêt principal du scénario. C’est l’histoire d’un homme en désarroi et en danger. La première chose que je ferais si la chose vous intéressait serait de vous amener jusqu’à Hoboken et de vous présenter Tony Mike De Vincenzo qui est passé exactement par où passe Terry. Voilà une confrontation qui donnerait chair et sang au sujet sur lequel le scénario se construit. J’ai passé trois soirées avec lui et c’est comme être en présence d’un habitant du Purgatoire de Dante. Et pour finir, en ce qui le concerne lui et l’ensemble des quais de New York, la décision n’est pas acquise, et sera probablement en train de l’être au moment de notre tournage. Je ne veux pas en dire plus sur le thème du film. Rien qu’un mot sur le rôle.

À en juger d’après les règles habituelles des producteurs et des metteurs en scène sur la distribution, vous ne convenez pas pour ce rôle. Mais bon, vous ne conveniez pas non plus pour la pièce de Tennessee Williams ni pour Zapata. Le gars est un ancien boxeur, moitié pur, moitié voyou. C’est un gars qui a perdu le sentiment de sa dignité intérieure ou de sa valeur personnelle. Au début de notre histoire, il ne sait ni quand ni comment il l’a perdu. Il s’aperçoit seulement qu’il se conduit comme un voyou et qu’il a contribué à un meurtre. Peu à peu au fil des événements quise déroulent dans l’histoire et grâce à sa relation avec une jeune fille, il découvre dans quel état honteux il a sombré. Le corps de l’histoire concerne ses efforts pour regagner dignité et amour propre. C’est un gars qui souffre à la plus légère introspection, au moindre examen de conscience. C’est l’enfer. Finalement, il agit de manière à se respecter, d’abord en risquant sa vie et ensuite en allant même à la rencontre d’une fin violente, de façon à rétablir sa personne devant son oeil intérieur. Outre ce côté « intérieur », il y a un extérieur allègre qui est le résidu pathétique d’une carrière qui faisait de lui le demi-dieu du quartier, etc. Il reste beaucoup à dire, mais vous pouvez partir de là, si cela vous intéresse. Je pense que c’est un rôle gigantesque et une énorme gageure.

J’ai lu vos déclarations – je pense qu’on cite toujours inexactement les propos, mais je pense que ceux-là étaient inexacts dans le détail, mais le sentiment d’ensemble est celui que je vous ai déjà entendu soutenir –, je disais donc : j’ai lu vos déclarations sur l’état du cinéma américain. Vous avez exprimé du dégoût à ce sujet – et le type vous attribue l’idée que les seuls films que vous ayez jamais eu envie de faire, ce sont ceux qu’on fait en Europe, et qu’on ne pourrait faire et qu’on ne fait pas de films de cette force dans notre pays. Je ne pourrais m’inscrire en faux contre l’idée générale. Mais l’important dans tous les domaines : musique, poésie, peinture, roman, ce sont les exceptions. Comme vous le suggérez, il importe qu’on s’efforce, de plus en plus, d’élever le niveau de notre cinéma de façon qu’il relève de l’art et non du piège à fric. Et je pense vraiment que la plupart des réalisateurs et/ou des producteurs qui ont quelque pouvoir dans le choix de leurs sujets, n’ont jamais rien osé ni rien tenté. Cependant voici une tentative, puissante et déterminée. Vous le verrez vous-même. Je n’en dirai pas plus ; à vous d’en parler avec vous-même.

 

Elia Kazan

New York, fin juillet 1953

 


 

Cette lettre, traduite de l’américain par Alain Masson, est extraite de la correspondance de Kazan, recueillie en un exceptionnel volume de plus de 600 pages publié en 2014 par Khnopf (New York) ; il s’agit d’un choix effectué, présenté et annoté par Albert J. Devlin.

 

Me Moires Kazan