Posté le 24.03.2017 à 11H
Alors là, il faut saluer l'artiste, mettre le chapeau bien bas, se demander quels autres cinéastes ont été capables de tourner, à dix mois d'écart, deux films du niveau du Fanfaron (dans les salles italiennes en décembre 1962) et des Monstres (sortie en octobre 1963). En ajoutant qu'entre les deux, Dino Risi réussit à signer La Marche sur Rome (une comédie avec Gassman et Tognazzi, mais sur la prise de pouvoir par le parti fasciste, rien que ça) et vient au secours de Il successo (pochade mal partie où Gassman tente, en vain, de rééditer le succès du Fanfaron).
Ces quelques mois dans la vie de Dino Risi ne forment pas le sommet de sa carrière – il y a eu et il y aura bien d'autres grands films – mais un haut plateau et un moment d'absolue maîtrise. C'est aussi, comme souvent, la réussite d'un collectif : il y a le couple Gassman / Tognazzi, les deux rivalisant d'invention et d'autodérision pour incarner les "monstres" de la société italienne (c'est souvent Vittorio qui gagne) ; il y a les couples de scénaristes, Age et Scarpelli, bien sûr, mais aussi Ruggero Macari et Ettore Scola, le second, disait Risi, « sachant transformer en phrase cohérente les monosyllabes que le premier éructait entre deux bouffées de cigarette ». Des génies du jeu, des génies du scénario...
Le programme de cette fine équipe est simple : raconter l'Italie. Ou plutôt : "Les Italiens, invariants et mutations". Car on est à une période précise : le début des années 60, quand le "boom" économique transforme la société, quand les mœurs se relâchent ; mais certaines caractéristiques – qu'il serait mensonger de croire propres à l'Italie – sont là depuis longtemps : individualisme forcené, débrouillardise sans scrupule, hypocrisie généralisée, etc. Le portrait est exécuté avec une liberté absolue : parmi les vingt sketches des Monstres, on trouve des séquences de moins d'une minute, qui suffisent à montrer la mesquinerie d'un personnage ; et d'autres plus structurées – notamment la dernière, assez terrifiante, où Tognazzi, manager véreux, fait remonter sur le ring Gassmann en vieux boxeur neuneu. L'ultime image est glaçante...
Le premier sketch est peut-être le plus connu : Ugo Tognazzi promène son fils – et c'est vraiment son fils, le futur cinéaste Ricky Tognazzi – et lui enseigne les bonnes manières. "Ses" bonnes manières : prendre un sens interdit, enguirlander les autres conducteurs, arnaquer la caissière du café du coin sur le nombre de brioches avalées, etc. Tu seras un homme, mon fils, version mascalzone – le mufle italien.
Beaucoup d'autres ont à voir avec la satisfaction des appétits. Sexuels, notamment : un beau parleur pousse sa maîtresse à le quitter, non pas pour revenir vers sa femme mais vers une autre amante ; une épouse reçoit son amant dans la chambre conjugale pendant que son époux est scotché devant un feuilleton débile à la télévision – Tognazzi, génial ! Etc.
Ce que le public italien appréciait et que nous public français ne voyons qu'avec difficulté, c'est l'absolue contemporanéité de ce jeu de massacre : le député, joué par Tognazzi, qui s'arrange pour ne jamais recevoir un dossier compromettant est la copie conforme du démocrate-chrétien Giorgio La Pira, qui affirmait sa foi haut et fort et dormait dans un couvent – on parle encore régulièrement de sa béatification ! Quant à la "diva des lettres" nymphomane qu'incarne Vittorio Gassman, elle évoque directement Maria Bellonci qui a inventé le Prix Strega – le Goncourt italien. Film politique, donc, à sa façon d'être entièrement raccord au présent d'une nation – et pas qu'à sa psyché. Gonflé, maître Dino !
Adrien Dufourquet
Les Monstres de Dino Risi (1963)
Samedi 25 mars à 19h, dimanche 26 à 18h30
Jeudi 20 avril à 21h, samedi 22 à 16h3