À PROPOS DES COMPLEXÉS
Le sketch, un art italien


Posté le 13.03.2016 à 11H


 

Les dictionnaires du cinéma n’expliquent pas précisément pourquoi, à l’orée des années 60, la "comédie à l’italienne", née sur les vestiges du néo-réalisme, trouve l’une de ses expressions les plus parfaites dans le film à sketches. D’où vient cette passion du mini-récit, de la fable courte – souvent à chute ? Il y a plusieurs réponses. Réponse cultivée : depuis Basile et Boccace, une tradition littéraire de l’anthologie. Pratique : la boulimie des grands acteurs du genre, de Sordi à Gassman – en particulier Gassman – réclame plus de personnages à jouer qu’il n’y a de films qui se tournent. Crédible : c’est un véritable laboratoire du scénario qui se met en place à Rome au lendemain de la guerre. Des embryons d’histoire, des bribes de personnage, il y en a en veux-tu, en voilà.

 

COMPLEXES 1965 01

 

Ettore Scola racontait volontiers comment les auteurs, presque réunis en coopérative, se répartissaient le travail selon affinités, celui-ci à l’aise pour les personnages de mari cocu, cet autre efficace dans l’absurde et l’exagération, un peu comme un journal se divise en services. Bien plus tard, dans La Terrasse, il filmera Jean-Louis Trintignant, scénariste en panne d’inspiration, poursuivi par un producteur qui a payé pour voir, alors qu’il n’y a rien à montrer. Alors, c’est au téléphone qu’il invente littéralement une histoire de nouveau riche aux prises avec son yacht – et sa femme est priée de noter à toute allure ce script qu’il n’arrivait pas à écrire, mais dont il accouche à l’oral.

Est-ce comme cela que sont nées les trois histoires, inégalement freudiennes, des Complexés (1965) ? Comme Woody Allen gardant des idées de situation, notées sur des bouts de papier, à côté de son lit, y avait-il chez Age, Scarpelli et leur amis une armoire pleine de brouillons ? « Allo, Nino Manfredi à l'appareil, j’ai une semaine de libre en mai : on tourne quoi ? » Et hop, le sketch n°1. Idem pour Ugo Tognazzi, sketch n°2 et Alberto Sordi, sketch n°3. Il est possible que ça se soit passé comme ça et même si ce n'est pas le cas, c'est amusant de l'imaginer !

Seul le premier épisode, Une journée décisive, est de Dino Risi, scénario du cinéaste, de Scola, Ruggero Maccari et Marcello Fondato (quatre plumes pour trente-cinq minutes de film). C’est l’histoire la plus réaliste : elle raconte le dimanche festif des employés de l’Ultramarket, grande surface (imaginaire) de l’époque, invités dans la maison de campagne de leur patron. Nino Manfredi, élégant et timide, en pince pour la beauté de l’entreprise (la jolie Ilaria Occhini, qui jouera la grand-mère, cinquante-cinq ans plus tard, dans Le Premier qui l’a dit). Sera-t-il assez courageux pour l’aborder ? La fable, bien sûr, est pleine d’ironie et de cruauté… La troisième histoire est également savoureuse : on y voit Alberto Sordi, affublé d’un dentier king size, de quoi rendre Fernandel jaloux, postuler au job de présentateur du JT… Dans les couloirs de la Rai, il croise les sœurs Kessler, le maestro Armando Trovaioli en enregistrement, et c’est le cinéaste Nanni Loy, dans son propre rôle, qui préside le jury.

Le collectif de scénaristes n’était pas toujours radieux. Dans ses savoureux mémoires (Mes monstres, De Fallois/Âge d’homme), Risi raconte qu’Age & Scarpelli, tandem fameux, « n’arrêtaient pas de s’engueuler. Quand j’allais les voir, j’entendais depuis l’escalier leurs voix se couvrir mutuellement, chacun défendant sa propre cause, qu’il s’agisse des rebondissements de l’intrigue ou tout simplement des répliques du dialogue. Une fois, j’étais devant leur porte, sur le point de sonner, mais l’altercation avait atteint de tels paroxysmes que je préférai ne pas me manifester et redescendis l’escalier pour rentrer chez moi. Au fil des ans, la situation se détériora jusqu’au moment où ils décidèrent de se séparer. Un jour, Scarpelli me dit : “Je ne le supportais plus, je haïssais jusqu’à la façon qu’il avait de touiller son sucre dans son café.“ » Un sketch, on vous dit.

 

Adrien Dufourquet

 


Les Complexés de Dino Risi, Franco Rossi et Luigi Filippo d'Amico (1965)
Mercredi 15 mars à 19h et vendredi 24 à 19h