Graine de star
Jack Nicholson « borderline », déjà

 


Posté le 06.06.2016 à 9H41


 

Habillé comme dans une pub pour Levi’s ou Urban Outfitters, pantalon élimé aux fesses, chemise et veste en jean, Jack Nicholson est un « blue collar » (un ouvrier), qui fore des puits de pétrole dans un désert américain. Le soir, il rentre chez lui où l’attend Karen Black, blonde « choucroutée » comme Tammy Wynette, son idole country dont elle écoute en boucle le tube Stand by your man. La chanson, ode à la femme au foyer, le fait grimacer. Au nom de « l’intégrité musicale », dit-il : musicien lui-même, issu d’une famille aisée de concertistes, il a tout plaqué pour vivre en dessous de sa condition, prolétaire urbain qui retrouve ses potes de chantier au bowling. Mais rien ne le satisfait. Jack tire la gueule, grimace beaucoup, parle mal à la plupart de ceux qui sont sur sa route : girlfriend, serveuse de « diner », un peu plus tard sa propre famille, à qui il rend visite.

CINQ-PIECES-FACILES

Dans Cinq pièces faciles (le titre fait référence à une œuvre pour piano de Stravinsky), Jack Nicholson inaugure la longue série de personnages ambigus, inquiétants, « borderline », qui le conduira dix ans plus tard à Shining. Déjà, le cheveu s’ébouriffe (de rage), le ricanement se fait rictus, l’invective, le désir d’humilier autrui masquent (ou pas) le dégoût de soi et l’inaptitude à l’apaisement – on n’ose écrire le mot bonheur. Son désir de liberté tourne à vide, mais offre de beaux moments d’excentricité : coincé dans un embouteillage, le héros musicien avise un camion transportant un piano, y grimpe et se met à jouer du Chopin, sans se rendre compte que le véhicule a démarré et prend une autre route que la sienne…

L’acteur a 32 ans – et dix ans de carrière derrière lui, notamment dans les productions Roger Corman. Un film, l’année précédente – en 1969 –, a changé la donne : Easy rider, triomphe et symbole d’un nouveau cinéma américain – et d’une nouvelle Amérique. Nommé dans la foulée à l’Oscar du meilleur second rôle, Nicholson est déjà traité comme une star par le producteur Bert Schneider, qui lui a prêté de quoi acheter une maison sur Mulholland Drive. Il a co-écrit Head, le premier film de Bob Rafelson, l’associé de Schneider. Le voilà en premier rôle, quasiment de tous les plans.

« L’idée d’un personnage talentueux qui se rebelle et, d’une certaine manière, gaspille son talent jusqu’à se retrouver au pied du mur ne pouvait pas laisser Bob totalement indéifférent », lâche, mauvaise camarade, Toby Rafelson, la première femme du cinéaste, citée par Peter Biskind dans son livre célèbre sur Le Nouvel Hollywood. De fait, Nicholson commence son ascension, qui sera plus fulgurante et plus durable que celle de Rafelson. Mais le film est passionnant parce qu’il fait le lien entre le road-movie des années 70, qui dit souvent la fuite d’un personnage à la dérive, et le drame familial cathartique cher au grands dramaturges américains, et à Eugene O’Neill en particulier (Rafelson avait d'ailleurs dirigé pour la télé un programme intitulé « Play of the week »).


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Au coeur de la partie « O’Neill » (mais Bergman n’est pas loin), une scène-clé : Nicholson s’adresse à son père, qu’une attaque a rendu muet. Le monologue fut un sujet de dispute entre le cinéaste et l’acteur, qui ne voulait pas pleurer, comme le lui demandait son metteur en scène. « Fais comme tu le sens », finit par lancer Rafelson agacé. Et au fil de son impro, les larmes coulèrent sur le visage de Nicholson. Beau moment où le clown amer se met à nu. L’année suivante, c’est à l’Oscar du Meilleur acteur qu’il fut nommé.


Adrien Dufourquet

 


Five Easy Pieces/Cinq pièces faciles de Bob Rafelson

Me 8/06 à 19h – Ma 14/06 à 21h

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