Entretien avec Raymond Depardon

 


Posté le  08.12.2014 à 16h22


 

par Benoît Heimermann

 

 

Depardon Mexico
Un athlète américain lève le poing en symbole de la lutte contre la discrimination raciale. Mexico,1968.

 

 

Dans le livre qui rassemble l’essentiel de vos photos “olympiques”(1) vous prévenez d’emblée : “Je suis un photographe sportif amateur”. Mais encore ?
    Dans ce livre j’ai rassemblé les photos que j’ai prises lors de six Jeux olympiques : quatre d’été (Tokyo, Mexico, Munich, Montréal et Moscou) et un d’hiver (Grenoble). Cela représente trois mois de ma vie et donc un temps très limité au regard de toutes mes autres activités. Mais, je l’admets, cette formule est un peu provocatrice : dans les faits, mon travail aux Jeux n’avait rien d’amateur. Au contraire, j’ai veillé à me comporter comme un professionnel à part entière.

Comment un jeune photographe de 22 ans se retrouve en 1964 envoyé spécial aux Jeux de Tokyo ?
    J’ai tout simplement été désigné. Au début, je n’y comprenais pas grand chose. Mais l’événement était immense et j’ai pris goût à toutes les contraintes liées à la photo de sport : autorisation, éloignement, etc. Il ne faut pas oublier qu’à l’époque ce genre était considéré comme mineur, du moins dans les “news magazines”. Comme tout le monde, j’ai cherché des solutions et joué des coudes.

La première initiative du supposé “amateur” est d’acquérir un moteur pour son appareil…
    J’avais entendu parlé de ce système qui permet de multiplier les images sans avoir à réarmer à chaque prise de vue et en ai acheté un dès mon arrivée au Japon. Il y avait des piles et des fils, ça ne marchait pas toujours, mais j’ai trouvé ça formidable. Curieusement, mes copains m’ont un peu regardé de travers. Même Robert Legros, le responsable photo de L’Équipe, n’était pas persuadé des bienfaits de cette innovation…

Vous n’aviez jamais “tâté” de la photo de sport avant ?
    Un tout petit peu. Pour moi et pour gagner ma vie. Un temps, j’ai fait des piges pour Miroir Sprint (2) qui avait une vraie politique de l’image, même si, à mon niveau, seules les photos de buts les intéressaient. Globalement ces exercices imposés ont constitué pour moi un parfait apprentissage.

Dans quel sens ?
    A la base, la recherche de la gestuelle sportive, ces moments suspendus, un peu privilégiés, qui occupent l’espace pendant une fraction de seconde ne sont vraiment pas évidents à saisir. Je regrette les étiquettes et les catégories. Pour moi un photographe doit savoir tout faire. Et le sport est peut être la spécialité qui apprend le mieux à bien “voir”. Un photographe de sport est armé pour s’aventurer sur n’importe quel autre terrain. L’exercice qu’il pratique impose la patience, la rigueur, l’immédiateté. Le spécialiste de sport doit capter l’instant. Il ne peut pas tricher. La vérité qu’il convoite elle n’est ni avant, ni après, elle est là comme un paroxysme qu’il faut emprisonner sans le secours d’aucun artifice. Dans le domaine du sport, tu peux éventuellement surprendre, avoir un parti pris, choisir un angle particulier, mais, au bout du compte, c’est la victoire, le but ou le geste parfait qui importent.

La capture suppose l’anticipation…
    Tout à fait. En sport, la menace d’arriver après la bataille plane toujours. D’où le stress et la difficulté. Comme aux échecs, il faut toujours avoir un coup d’avance. L’athlète va franchir la ligne... Le photographe pressent qu’il va écarter les bras... On est dans l’action pas dans la contemplation ! Au bord des stades olympiques, j’ai un peu eu l’impression de devenir moi-même un athlète. Avant une grande course ou un grand concours je ne mangeais plus, je ne buvais plus, je ne parlais plus. Pour le champion, c’est un an de préparation pour un exploit. Pour moi, c’était une demi-journée d’attente pour une photo.

Ce qui frappe en voyant votre production c’est la façon dont vous avez accompagné l’évolution des techniques. Aviez vous toujours ça à l’esprit ?
    Dans ce domaine, c’est sûr, je n’étais pas un “amateur”. Au contraire, j’ai toujours cherché à être à la pointe du progrès. Il y a eu le moteur, mais aussi les grosses optiques qui n’ont cessé de s’améliorer. Le 300 qui nous a beaucoup aidé à Mexico en 1968. Puis le 800 à Munich en 1972. Au stade ou à la piscine j’ai travaillé jusqu’au millième de seconde avec des focales qui ouvraient à 2 ou 2,8.

Vous que l’on voit plutôt comme un chapardeur d’images avec un simple Leica autour du cou n’hésitiez pas à multiplier les points de vue, à utiliser des télécommandes…
    Parfois je contrôlais deux ou trois appareils à la fois et si je pouvais en confier un supplémentaire à un copain dans la tribune de presse ou à une hôtesse située au niveau de la piste, je le faisais. Il m’est même arrivé d’utiliser le choix B d’un autre photographe ! L’important était de couvrir l’événement. De ne rien rater. Sur le 100 m par exemple, le “profil” est souvent plus beau que le “face”. Mais si tu fais le “profil” tu n’as pas forcément le vainqueur ! Ainsi de suite…

Vous organisiez votre mise en scène…
    En quelque sorte. D’ailleurs à Munich, le film officiel des Jeux (3) a été confié à huit cinéastes différents qui, pour leurs sujets respectifs, ont tous adopté cette méthode. Pour le 100 m, le Japonais Kon Ichikawa avait, par exemple, placé une caméra par couloir. Pour obtenir de bonnes photos aux Jeux, il faut vraiment prendre le taureau par les cornes et quadriller le terrain !

Pendant cette période peut on dire que vous étiez obsédé de technique ?
    Un peu. Après tout j’étais à Hollywood ou quelque chose d’approchant et pas dans le désert du Niger ou dans un commissariat parisien. Je pense qu’en matière de photographie, il faut savoir s’adapter aux circonstances mais aussi au contexte. D’ailleurs quand a éclaté l’affaire des Palestiniens dans le village olympique de Munich, les photographes de sport, et donc moi, sommes naturellement montés au créneau. Et grâce à mon 800 j’ai réalisé une bonne photo du terroriste encagoulé sur le balcon. Sans doute une des meilleures puisqu’elle passe et repasse sans cesse dans les journaux. Ce qui m’importe en sport c’est de cerner l’événement, de ne rien rater, d’être toujours bien placé.

La bonne photo dépend du point de vue ?
    L’emplacement est essentiel. Et le cadre. C’est John Huston (4) qui théorisait la dessus et qui insistait sur le fait que pour n’importe quelle scène, il n’existe qu’un endroit possible où placer la caméra. Pas deux, pas trois : un ! Les Russes ou les Allemands, avant guerre, avaient très bien compris cette évidence. Au point d’en abuser pour magnifier l’athlète ou le sublimer avec tout ce que cela recouvre d’intentions malignes. Mais si on oublie la propagande on constate que la perspective idéale induit forcément l’esthétisme comme les statuaires grecques l’avaient démontré dès les origines.

Dans les stades, le fameux endroit idéal est rarement à la porté de tous les photographes…
    A Tokyo nous avons souffert de l’ostracisme des Japonais qui s’étaient accordés les meilleurs places. Mais j’ai fait avec et observé les autres. Les Américains en particulier qui arrivaient dès l’aube, avec de gros pieds, des chaînes pour les attacher, etc. J’ai au moins appris la patience, la méthode. A Munich nous avons été nettement plus gâtés. Pour la première fois, les photographes profitaient d’une fosse qui entourait le stade d’athlétisme tout entier et permettait de faire de magnifiques contre-plongées.

En 1936 déjà, Leni Riefensthal (5) avait préconisé cet aménagement. Était-ce une bonne photographe de sport ?
    Au-delà de l’idéologie, elle a filmé et photographié le sport comme personne. Mais les moyens dont elle disposait étaient gigantesques. Non seulement elle profitait des meilleurs opérateurs du moment, ceux de Fritz Lang de Friedrich Murnau par exemple, mais, en prime, elle pouvait faire ce qu’elle voulait : installer un travelling, profiter d’un ballon captif, etc. J’ai, par exemple, été très marqué par ses photos de saut en hauteur prises depuis une fosse aménagée juste à proximité du sautoir.

Ni la vigilance ni la technique n’ont pourtant empêché la quasi-totalité des photographes, et vous-même, de rater le saut de Bob Beamon à Mexico (6)…
    C’est vrai, nous avons tous été surpris, comme Beamon d’ailleurs, comme tous les officiels. Mais j’ai tout de même fait une photo de lui, juste après, peut être ma photo de sport préférée.

Pourquoi ?
    En entendant la clameur, j’ai accouru à toute vitesse. Il fallait traverser le stade. Juste à ce moment là, une averse s’est déclenchée. Beamon était debout, recouvert d’une couverture, comme effrayé ou éberlué. Parce qu’il m’a vu essoufflé avec tout mon barda autour du cou ou parce qu’il venait enfin de réaliser ? C’est curieux, j’ai réussi exactement la même photo avec Jean-Luc Godard pendant le tournage de  A bout de souffle.

Toujours à Mexico, vous avez également raté le fameux podium du 200 m où Carlos et Smith lèvent leurs poings. Des regrets ?
    Ils ne sont que deux ou trois à l’avoir eu : le photographe du pool (Eliot Elisofon), celui de Life (John Daminis) et celui de Sport Illustrated (Neil Leifer). Sur le moment, j’ai sûrement ragé, mais, en sport, vous n’avez pas le temps de vous apitoyer, dès l’instant suivant vous êtes obligé d’aller voir ailleurs…

Il est amusant de constater que pendant ces différents Jeux, le sport occupe l’essentiel de vos pensées. A Mexico c’est Gilles Caron qui vous a précédé pour traiter du massacre de la place des Trois-Cultures (7) et à Munich c’est Henry Bureau qui est envoyé en renfort pour l’attentat…  
    Très juste. Je suis concentré à 100 % sur mon sujet.  D’ailleurs à Munich, si j’ai fait quelques photos en marge, je ne me suis pas investi vraiment : je voulais que les Jeux continuent ! Je n’étais pas du tout dans la peau d’un prédateur en quête de sensationnel, mais plutôt dans celle d’un chasseur d’actualité.

En marge des photos d’action, votre livre contient quelques clichés de champions hors exercice. Comme si le Depardon “intime” que l’on connaît aujourd’hui était déjà contenu dans ce Depardon disons plus “physique”…
    C’est surtout vrai à Tokyo, un peu à Mexico. Parce que surprendre le judoka Anton Geesing dans la rue ou la nageuse Christine Caron dans les tribunes du stade d’athlétisme était encore possible. A cette époque, il y avait peut être plus d’intimité avec les athlètes. Il n’empêche, je ne renie rien des photos d’action que j’ai faites. Au contraire. Elles ont été pour moi un révélateur. Elle m’ont permis de mieux appréhender la photo dans les autres domaines. A mes yeux, il ne reste d’ailleurs que trois photos à “ faire ” : la photo politique, la photo de guerre et la photo de sport.

Au terme de votre livre vous avouez avoir abandonné le genre, je jour où l’agence Magnum vous a demandé de passer à la couleur. C’est aussi simple que cela ?
    C’est curieux, moi qui ne rechignais devant aucun progrès techniques, j’ai calé sur la couleur. Il faut dire que les couleurs des années 70-80 n’étaient pas très bonnes. Depuis, j’ai révisé mon point de vue. En matière de photo d’action la couleur s’impose.

Autre phrase intrigante en fin d’ouvrage : “J’ai aussi couvert les Jeux d’Alberville et de Sapporo, mais ça c’est une autre histoire…” C’est à dire ?
    A Alberville comme à Sapporo, je n’ai pas été très bon. J’en ai bavé. J’étais mal équipé. Et je me suis ennuyé à faire des passages de skieurs que je ne reconnaissais pas. C’était frustrant et monotone. J’ai peut être deux trois photos à sauver dans la descente de Val d’Isère, mais guère plus. Je travaillais à la chambre, ce n’était pas évident. Un gars est venu me voir et m’a conseillé de faire des cartes postales. Je me suis dit que c’était mal barré…

Il y a les Jeux mais aussi d’autres sport. Récemment vous avez réalisé un spot publicitaire et diverses photos avec Amélie Moresmo…
    Là encore, il faut précéder et prévoir. Et ça ne colle jamais vraiment. Manque toujours une accréditation, un bon emplacement. Le mouvement rêvé est très difficile à capter. Heureusement, comme souvent, la contrainte imposée débouche souvent sur une liberté retrouvée, et le résultat dépasse parfois ce que l’on avait imaginer. Compte tenu du nombre de photographes autour des stades, je suis épaté de constater qu’il y en a toujours un qui, au moins le temps d’un cliché, se détache du groupe. D’ailleurs ce que j’apprécie dans l’évolution de la photo sportive, c’est que plus un événement a été filmé ou télévisé, plus le photographe a la latitude de travailler en artiste. De soigner son cadre, sa lumière, etc. Aujourd’hui, et heureusement, l’esthétisme a pris le pas sur la propagande. Plus généralement, on doit admettre que la photo de sport réussie a ceci de particulier qu’elle coïncide avec un moment de parfaite excellence. Le sujet est au sommet de son art et l’auteur de la photo cherche à le rejoindre. Ce parfait moment, un seul témoin parviendra à le saisir. Ce ne sera ni le rédacteur, ni le caméraman, mais le photographe.

Avez-vous tenté d’autres expérience ?
    Je suis allé une fois sur la F1 pour faire Ayrton Senna. Une vraie gageur. Je dois reconnaître que c’est très dur. J’ai obtenu une belle photo, mais au stand, en plongé, au moment du changement de pneumatiques.

Beaucoup de grands noms de la photo (Capa, Cartier-Bresson, Doisneau) ont photographié le vélo. Cela ne vous a jamais attiré ?
    Cela ne s’est jamais présenté. J’ai fait un peu de vélo sur piste à Mexico avec Trentin et Morelon. Et heureusement je me suis rendu compte assez vite que la roue était plus importante que le cycliste. Pour une fois, j’ai abandonné le moteur. Si vous photographiez une victoire, seule la roue sur la ligne importe, le reste, avant, après, n’a aucun sens. Encore une belle leçon d’humilité. A la base, j’étais peut être plus attiré par les spécialités où le corps est en suspend, l’athlétisme ou la gymnastique que j’ai beaucoup photographié à Munich et Montréal à cause de Korbut et Comaneci. La natation c’est plus difficile…

William Klein qui a beaucoup photographié le sport estime que l’autofocus (8) a totalement bouleversé la donne…
    Sans doute. Mais il faut vivre avec le vent de l’histoire. Profiter de l’innovation plutôt que de la combattre.

L’art photographique est beaucoup lié à la nostalgie. N’est-ce pas encore plus vrai dans le domaine du sport ?
    Peut être. Mais cette une bonne nostalgie. Le sport est prioritairement lié à des événements heureux. Roland Barthes parle très bien de ce problème “du deuil et de la jouissance” qui fait du photographe un être à part. Par définition, celui-ci poursuit quelque chose qui va disparaître et introduit sa propre “mort”. Malgré cela, ou à cause de cela, il éprouve du plaisir à revoir cette “mort” figée pour toujours. A l’inverse du cinéaste qui vit dans le présent, le photographe vit à la fois dans le passé et dans le futur. Quand j’ai retrouvé ces photos olympiques, j’ai beaucoup pensé à ça. J’ai été heureux de revoir ces petites lumières qui n’ont cessé d’éclairer ma démarche et qui, peut être, m’ont porté chance toute ma vie. Je n’ai peur ni de la nostalgie ni des moments qui ne reviendront plus. Surtout que, souvent, ce sont des instants de liberté ou de bonheur.

Longtemps le photographe devait attendre le développement pour connaître le résultat de sa quête. Grâce au numérique, il a aujourd’hui la possibilité de revenir en arrière. Ce changement n’altère-t-il pas la part de mystère qui caractérise la photo au sens large ?
    C’est une arme à double tranchant : le numérique peut rassurer mais aussi angoisser. Pour ce qui me concerne cela aurait plutôt tendance à entamer mon capital d’énergie. Je pense que dans l’ignorance du résultat, on demeure plus tendu, plus concentré. On reste dans l’action. Il n’y a pas de relâchement, pas de réflexion possible. Je préfère demeurer dans le camp du bon sens paysan. Le doute est toujours en moi. Qui m’anime, me stimule et m’oblige sans cesse à me remettre en cause. Je me méfie des certitudes. Entre toutes, la photo de sport est faite d’incertitude. Photographier l’avant, l’après, la coulisse, c’est bien, mais saisir l’insaisissable c’est, à mon sens, beaucoup plus gratifiant et satisfaisant. Aux jeunes photographes, j’aurais tendance à souffler : attention, ne devenez pas des cameramen, rester des funambules. Naïfs et primaires.

Entretien réalisé par Benoît Heimermann pour l’Équipe Magazine en septembre 2005

 

> Exposition à la galerie photo :
J.O. Photographies de Raymond Depardon

 


(1)  J.O. , Seuil, 2004
(2) hebdomadaire créé après guerre, financé par le Parti communiste français et longtemps dirigé par Maurice Vidal
(3) Visions of Eight de Milos Forman, Kon Ichikawa, Claude Lelouch, Yuri Ozerov, Arthur Penn, Michael Pfleghar, John Schlesinger, Mai Zettering
(4) Metteur en scène américain : Le Faucon maltais, Key Largo, The Misfits, Gens de Dublin, etc.
(5) Photographe et cinéaste allemande, auteur des Dieux du stade, film officiel des Jeux de Berlin 1936.
(6) Record du monde de la longueur (8,90 m) établit le 18 octobre 1968
(7) Le 2 octobre 1968, dix jours avant l’ouverture des Jeux, l’armée et la police ouvrirent le feu sur une manifestation d’étudiants, provoquant plusieurs centaines de morts.
(8) Système qui permet une mise au point automatique.