Entretien avec Gabe Polsky,
réalisateur de Red Army

 


Posté le  11.12.2014 à 11h00


 

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©2012 Polsky Films - Silvia Zeitlinger

 

Le hockey sur glace est un sport qui vous passionne depuis longtemps ?
     Je joue au hockey depuis que j’ai six ans. Au départ, c’était pour me mesurer à mon frère ainé, qui a trois ans de plus que moi, et qui était très bon. Je voulais atteindre son niveau, puis devenir meilleur que lui. J’ai toujours été très compétitif, j’ai toujours rêvé d’en faire mon métier. J’ai joué toute ma jeunesse et atteint le plus haut niveau possible, à Yale, en division1. Le niveau d’après, c’est professionnel. Mais je ne m’entendais pas du tout avec le coach. On n’avait pas la même philosophie du jeu. Il n’aimait pas mon style. Donc il m’a mis à l’écart. Je n’ai jamais eu l’occasion d’être repéré par un entraîneur qui aurait pu croire en moi. Après quatre années à Yale, j’ai compris que ça n’arriverait plus. Il a donc fallu que je décide quoi faire de ma vie, puisqu’à part le hockey, je n’avais jamais rien envisagé.


Vous le regrettez ?
     Franchement, je ne sais pas. Je regrette de ne pas avoir atteint ce niveau, de ne pas être passé professionnel. Mais je ne regrette pas la vie qui va avec. C’est très difficile, on passe son temps à s’entraîner, à voyager, c’est un jeu brutal, physiquement et mentalement. C’est aussi un sport très addictif, bien plus rapide que le football. C’est violent, et il faut prendre des décisions tout le temps, être très créatif, tout en allant le plus vite possible et en prenant des coups. Donc, à vingt-et-un ans, vous avez dû reconsidérer votre avenir… J’étais désespéré, vraiment. Je ne savais plus quoi faire de ma vie. Yale m’avait recruté pour que j’intègre leur équipe de hockey. Yale est le meilleur endroit, ça vous ouvre toutes les portes. Mais je n’avais pas envie de travailler dans la finance, ni le droit, ni la politique. A Yale, je partageais ma chambre avec un type qui rêvait de devenir acteur. Il écrivait des petites histoires, les filmait, les montait. Ca m’a paru intéressant. J’ai commencé à lire des livres consacrés au cinéma et ça m’a tout de suite passionné. Mon père est un homme d’affaires, ma mère tient une galerie d’art, je me suis dit que je pourrais aborder le cinéma par le biais de la production. Je suis parti à Chicago, et pendant un an et demi, j’ai travaillé sur des tournages, puis comme assistant personnel d’un réalisateur. Ensuite, je me suis installé à Los Angeles, j’ai travaillé pour une grande agence de cinéma, puis pour quelqu’un qui faisait beaucoup d’investissements financiers dans ce même secteur. J’ai compris que produire, c’était d’abord acquérir des droits de livres, de scénarios, ou d’histoires vraies, qu’il fallait poursuivre si possible plusieurs projets et tenter de les faire exister. Là-dessus, mon frère, qui travaillait dans les milieux financiers, a décidé de venir me rejoindre. On avait un peu d’argent de côté. Nous avons cherché des projets. On a commencé par un livre sur la vie d’Albert Einstein, mais à l’arrivée, le scénario était mauvais, et le film ne s’est pas fait. Notre premier succès, ce fut Bad Lieutenant : Port of call New-Orleans. J’ai eu l’idée de le proposer à Werner Herzog. Ce fut notre première expérience sur le terrain. Ensuite, j’ai lu l’autobiographie de Jerry Weintraub et j’ai pensé qu’il y avait matière à un très bon documentaire, qu’on a fait avec HBO. Par la suite, mon frère et moi avons acheté les droits d’un roman Motel life, une histoire intimiste, un road-movie entre deux frères. James Franco voulait jouer dedans, à condition de le réaliser. Du coup, on s’est dit : « Pourquoi ne pas le mettre en scène nous-mêmes » ? Et c’est ce que nous avons fait. On a réussi à convaincre Emile Hirsch, Stephen Dorff, Dakota Fanning et Kris Kristofferson. Le film n’a pas été sélectionné à Sundance mais au Festival de Rome, en 2012, où il a gagné des prix. Nous avons fini par le distribuer tout seuls, aux Etats-Unis. C’est à ce moment que mon frère et moi avons décidé qu’il était temps que chacun vole de ses propres ailes.


Quel a été le point de départ de Red Army ?
     J’ai toujours été fasciné par le jeu de l’équipe soviétique de hockey. Ils ont complètement révolutionné ce sport. C’est un peu comme regarder l’équipe de Barcelone jouer au football. Leur jeu n’est pas que physique. Il est le fruit d’une réflexion, d’une vision, et surtout d’un esprit collectif. Quand j’avais 13 ans, j’ai eu un entraîneur qui venait d’Union soviétique. Il avait des méthodes totalement bizarres et personne ne le prenait au sérieux. Ca m’avait intrigué. Quand vous regardez les Red Army, on voit à quel point ils jouaient vraiment tous ensemble. Leur façon de s’entraîner était inédite et visionnaire. Ils faisaient des exercices proches de la danse, ils jouaient aux échecs. On faisait travailler leur corps, leur souplesse, mais aussi leur mental, leur psychologie. Leur entraînement était bien plus créatif que celui qu’on pratiquait aux Etats-Unis. En gros, pour les Américains, c’est un sport, et tout ce qui importe c’est la victoire, alors que pour les Soviétiques, c’était un art et une philosophie. C’était aussi une vision qui découlait de leur idéologie. L’individu ne compte pas, seul le groupe a une valeur. On se met au service de son équipe, c’est-à-dire, aussi, de son pays. J’ai toujours pensé que cela méritait qu’on y consacre un film. Mais d’abord il fallait que je parvienne à interviewer quelques membres de cette équipe.


Comment avez-vous réussi à convaincre Fetisov de vous parler ?
     Mon père, qui est d’origine russe, et qui retourne souvent en Russie, m’a raconté un jour qu’il s’apprêtait à partir en Russie, qu’il était invité à l’anniversaire d’un ancien joueur, et que quelques membres de cette fameuse équipe seraient sans doute présents. J’ai aussitôt décidé de l’accompagner. De fil en aiguille, j’ai rencontré plusieurs joueurs et j’ai réussi à avoir le numéro de téléphone de Fetisov. J’ai laissé de nombreux messages. Il ne me rappelait pas. Le matin du jour où je devais rentrer aux Etats-Unis, Fetisov m’a enfin téléphoné. Il a été agressif, comme on le voit dans le film, m’a annoncé qu’il me consacrerait 15 minutes. Il a essayé de m’intimider, de me tester. Je lui ai montré que je connaissais vraiment bien mon sujet. Finalement, on a parlé plus de cinq heures. A partir de là, j’ai visionné toutes les archives. J’ai cherché aux Etats-Unis, au Canada et en Russie. En Russie, il y avait des stocks de films, en 16 et en 35 mm. J’ai dû visionner une bonne trentaine de ces boîtes, sur une vieille Steenbeck. C’était difficile de ne pas s’y perdre. Ensuite, il y a eu le problème des droits d’utilisation des archives soviétiques. Selon la personne à qui je m’adressais, les conditions changeaient, les prix aussi. Ils ont vraiment joué avec mes nerfs... Après avoir fait toutes les recherches, visionné les archives et les entretiens, je suis allé faire ma seconde interview avec Fetisov. Il a demandé à voir ce que j’avais déjà fait, il m’a dit qu’il était trop ému pour parler, m’a donné rendez-vous pour le lendemain, puis il a disparu… Pendant deux jours, impossible de le joindre. Le troisième jour, il me rappelle enfin, pour me dire qu’il doit partir aux Jeux de Sotchi, que Poutine lui a demandé de s’y rendre. Je décide aussitôt d’y aller aussi. Et à Sotchi, cela recommence, pas de nouvelles. Il finit par rappeler un dimanche en me disant « Sois là dans 30 minutes ». A nouveau, nous avons fait un long entretien. Puis il me dit qu’il repart le soir même à Moscou. Je demande : « Je peux rentrer avec toi ? » Il a passé deux coups de fil. « Je suis avec ce type dont la famille vient d’Odessa, il vit au Etats-Unis, il doit aller à Moscou, il peut voler avec nous ? ». Et c’est comme ça que je me suis retrouvé assis tout au fond, dans l’avion présidentiel… On s’attend à trouver dans Red Army un documentaire sur le hockey, mais vous nous racontez une histoire très humaine et finalement universelle… Je raconte bien entendu le lien très fort qu’il y avait entre sport et politique, en Russie, du temps de la guerre froide, mais surtout je veux montrer le prix à payer de la célébrité et de la liberté. Je filme l’histoire de cinq sportifs unis par la passion du hockey, qui, ensemble sont invincibles, et je raconte pourquoi et comment cette amitié va éclater.


Vous avez eu du mal à finir le film ?
     J’ai beaucoup travaillé le montage avec trois monteurs différents. Puis, quand j’ai eu le sentiment d’avoir une version satisfaisante, je l’ai montrée à mes deux mentors, Werner Herzog et Jerry Weintraub. Herzog a tout de suite été très positif. Sa femme, qui est Russe, a adoré le film. Weintraub lui, s’est identifié à Fetisov et a été enthousiaste. Du coup, je leur ai demandé de bien vouloir « présenter » officiellement le film. Ça me permettait de réunir deux hommes que j’admire, et d’associer l’Est et l’Ouest, ainsi que deux visions du cinéma, l’anti-Hollywood, et le pro-Hollywood.


Comment avez-vous réussi à trouver votre distributeur aux Etats-Unis ?
     J’ai tout simplement appelé Tom Bernard, de Sony Pictures Classics, qui est un très grand fan de hockey. Il a vu un premier montage qu’il a bien aimé. J’ai continué à travailler, jusqu’à ce que le film devienne ce qu’il est maintenant. Ensuite, je l’ai un peu harcelé jusqu’à ce qu’il accepte de le revoir, avec ses associés. Ils ont décidé de le distribuer et cela a ouvert toutes les portes: Cannes, Telluride, Toronto… Et aujourd’hui, il y a toutes ces spectatrices qui viennent me dire qu’elles ont aimé le film. Des femmes qui ne connaissaient rien au hockey! Vous vous rendez compte? C’est ma plus belle récompense…