LE PREMIER CHEF-D'ŒUVRE DE TARKOVSKI
La guerre vue par un enfant perdu


Posté le 04.09.2017 à 11H


 

La gloire des uns entraîne l'oubli des autres. Qui se souvient de Vladimir Bogomolov ? Cet écrivain soviétique (1926-2003) publie en 1957 un court récit intitulé Ivan, grand succès dans les pays de l'Est, qui raconte comment l'Armée rouge employa pendant la Seconde Guerre mondiale de jeunes adolescents, chargés de se glisser auprès des lignes ennemies et de noter leurs positions. Une cinquième colonne imberbe et juvénile – le texte est autobiographique, Bogomolov fut l'un d'entre eux.

 

Ivan

 

Qui se souvient d'Edouard Abalov (1927-1987), apprenti cinéaste à qui Mosfilm confia l'adaptation d'Ivan ? À l'automne 1960, il entame le tournage sur un scénario qui semble assez librement adapté de la nouvelle initiale : on y retrouve, dans la seconde partie, Ivan devenu adulte. Mais les "apparatchiks" de Mosfilm jugent les rushes médiocres, le film inmontable. Abalov est renvoyé – il ne tournera plus qu'un autre long métrage.

Eté 1961, on confie alors le projet  budget et temps de tournage réduits de moitié , à un étudiant du VGIK (l'école de cinéma de Moscou) dont les courts-métrages ont montré la virtuosité, et sur lequel son professeur, le cinéaste Mikhail Romm, ne tarit pas d'éloges. Il s'appelle Andrei Tarkovski (1932-1986) et il sait ce qu'il veut. Ainsi fait-il passer de nombreux essais au jeune Nikolai Bourlaiev, qui n'a pas encore quinze ans et qui se souviendra longtemps d'un étrange processus de casting : il multiplie les auditions, mais s'y trouve tojours seul, au point qu'il doute de l'existence de concurrents sérieux. Tarkovski s'embrouille aussi avec Bogomolov : il souhaite inclure des scènes oniriques auxquelles l'auteur, manifestement, ne comprend pas grand-chose.

Le résultat, évidemment, est grandiose, servi par l'admirable photo noir et blanc de Vadim Ioussov (1929-2013), montrant la guerre comme on l'a rarement vue. Il faut imaginer la tête des dirigeants du studio ayant commandé un film patriotique classique, avec vaillants officiers soviétiques, quand ils dévouvrent cet OVNI aux cadrages déroutants : ici, Ivan est moins un héros positif du socialisme en marche qu'un gamin déshumanisé, un enfant-soldat endurci dont le semblant d'humanité réside uniquement dans ses rêves  la façon dont Tarkovski passe du réalisme à l'onirisme est à chaque fois stupéfiante.

Car tandis que la guerre s'embourbe, tandis que les hommes, pas beaucoup plus vieux qu'Ivan, se terrent comme des insectes dans des bunkers humides où l'eau sans cesse ruisselle, Ivan rêve au paradis perdu : l'amour d'une mère, le souvenir d'une nature que la folie humaine n'a pas encore souillée, etc. Un fragment d'eden, auquel les adultes peuvent avoir droit, de justesse, comme un répit avant l'enfer : dans une forêt de bouleaux, un officier arrache un baiser à une infirmière, et il y a dans ce geste à la fois sensuel et désespéré quelque chose comme l'adieu de l'humanité à son bonheur. C'est tout simplement magnifique.

 

Adrien Dufourquet

 


L'Enfance d'Ivan d'Andreï Tarkovski
Mardi 5 septembre à 19h (soirée d'ouverture présentée par Pauline De Boever), vendredi 8 à 19h, samedi 9 à 16h30 et dimanche 10 à 14h30