Billy Wilder :
l’art de l’écriture

 


Posté le 17.11.2015 à 11h00


 

Elle était encore là, l’été dernier, sur un trottoir du Garment District, au cœur de Manhattan : Marilyn, sourire extatique aux lèvres et jambes plantées sur une bouche d’aération du métro new yorkais, retenait à peine la robe blanche que soulevait le courant d’air. La statue de bronze peint de Seward Johnson évoquait bien sûr la scène de Sept ans de réflexion (The Seven Year Itch, 1955), qui n’était même pas le film préféré de Billy Wilder mais qui est à ce point iconique qu’elle demeure sa signature la plus célèbre. Et tant pis pour l’homme d’écriture vénéré pour la qualité de ses scripts, la finesse de ses dialogues, le tranchant de ses répliques et la fulgurance de ses bons mots que les cinéphiles répètent à l’envi : la beauté et le charme de Marilyn sont plus immortels que les meilleurs traits d’esprit.

BOULEVARD-DU-CREPUSCULE-BWilderBilly Wilder sur le tournage de Boulevard du crépuscule


Pourtant Billy Wilder s’est défini lui-même comme étant d’abord un auteur avant d’être un metteur en scène et son travail d’écrivain a façonné sa vision du monde. Il était né Samuel Wilder en 1906 à Sucha, un village au sud de Cracovie, alors dans l’empire austro-hongrois (désormais en Pologne). Mais sa mère avait vu le show de Buffallo Bill lors d’un séjour à New York et surnomma son garçon Billy avant de lui transmettre sa fascination pour l’Amérique. C’est à Vienne, où la famille avait déménagé, que Wilder, après des études de droit, commença à vivre des mots et de l’écriture en devenant journaliste. Une fois, il aurait, dans la même journée, interviewé Richard Strauss, Arthur Schnitzler et Sigmund Freud. En fait d’entretien avec le père de la psychanalyse,  Wilder a raconté à Cameron Crowe (Conversations avec Billy Wilder, Institut Lumière/Actes Sud), comment il s’était fait jeter sans pouvoir poser la moindre question : « si la légende est plus belle que la réalité, imprimez la légende », dit un célèbre aphorisme qui n’est pas de Billy Wilder…

Parti à Berlin en 1927, Il fut encore journaliste de faits divers, critique dramatique et, prétendit-il, gigolo, avant de se lancer dans l’écriture de scénarios pour le cinéma allemand alors en plein essor. Il aurait, comme auteur ou comme « nègre », écrit  plus de deux cents histoires. L’accession de Hitler au pouvoir en 1933 le poussa à l’exil. Le lendemain de l’incendie du Reichstag, il quitta Berlin par le train de nuit, direction Paris. Il ne resta en France que neuf mois, le temps de coréaliser (avec Alexandre Esway) son premier film, Mauvaise graine (1934) avec Danièle Darrieux. Puis il traversa l’Atlantique, à l’invitation de Joe May, un ancien producteur de la UFA allemande qui travaillait à la Columbia Pictures.

A vingt-sept ans, il débarqua à Hollywood avec un visa temporaire de six mois, apprit l’anglais dans les soirées mondaines et par la retransmission des matches de base-ball. Il écrivait en allemand des nouvelles qu’il faisait traduire pour les proposer aux studios. Sans grand succès : commença une période de dèche qu’il appela « mes années basses calories ». Et s’il logeait au mythique Château Marmont de Los Angeles, c’était dans une antichambre en sous-sol, près des toilettes des dames. Mais il était sur Sunset boulevard  qu’il rendra célèbre plus tard dans le film du même nom (Boulevard du crépuscule, 1950). A l’expiration de son visa de six mois, Wilder séjourna brièvement au Mexique, avant que le vice-consul des Etats-Unis à Mexicali ne lui accorde un nouveau visa (« J’écris des films » lui avait dit Wilder ; « Tâchez d’en écrire des bons », aurait répondu le consul cinéphile avant de tamponner son passeport).

C’est en 1937, lorsque Wilder devint auteur pour la Paramount qui décida de l’associer à Charles Brackett, que sa carrière décolla vraiment. Malgré les tensions fréquentes qui opposaient le libéral Wilder et le conservateur Brackett, le tandem a donné quelques uns des scripts les plus brillants de Hollywood parmi lesquels Boule de feu (1942) de Howard Hawks,  la Huitième femme de Barbe Bleue (1938) et Ninotchka (1939) tous deux dirigés par Lubitsch, qu’il vénérait (« Comment Lubistch aurait il fait ? » demandait une pancarte dessinée par Saul Steinberg et accrochée dans le bureau de Wilder). En revanche, c’est surtout parce que d’autres réalisateurs l’exaspéraient en bâclant leurs scripts que Wilder passa lui-même à la mise en scène. Lorsqu’on lui demanda s’il est « important pour un metteur en scène de savoir écrire », il eut cette réponse : « Non, mais ça aide de savoir lire ».

Il fit donc ses débuts de réalisateur avec Uniformes et jupons courts (1942), qui montra d’emblée son talent pour diriger (et écrire) des comédies. Peu après, c’est avec un autre grand de la littérature, Raymond Chandler, que Wilder adapta à l’écran une nouvelle d’un maître du roman noir, James Cain, pour Assurance sur la mort (1944). La collaboration entre Chandler et Wilder fut elle aussi mouvementée. Wilder a souvent dit combien elle fut pénible. Le jugement de Chandler était lui aussi sans appel : « Les trois mois que j'ai passé avec Billy Wilder furent les pires de ma vie ». Pourtant, Double indemnity (Assurance sur la mort) est désormais unanimement reconnu comme un chef-d’œuvre de film noir et un classique du cinéma (« Le plus grand film jamais tourné », dira Woody Allen)

Séparé de Charles Brackett  après Sunset Boulevard (1950), Wilder mettra quelque temps à retrouver un compagnon de plume. Il changera de coscénariste jusqu’à ce qu’il s’associe avec I A L Diamond pour L’Amour l’après-midi (1957). En sa compagnie, Wilder signera la plupart de ses autres scénarios, douze films en tout, entre 1957 et 1981. La plupart seront des comédies - Certains l’aiment chaud (1959), La Garçonnière (1961), la Grande Combine (1966) -  et lui vaudront quelques Oscars (il y sera nommé  21 fois et en emportera six).


GARCONNIEREJack lemmon et Billy Wilder sur le tournage de La Garçonnière


Si la comédie fut son genre de prédilection, il aura abordé un large éventail de genres : film noir, film d’aventure (Les Cinq secrets du désert, 1943),  drames (Le Poison en 1945 ou Le Gouffre aux chimères en 1951), films de guerre (Stalag 17, 1953)... Mais toujours avec cette vision singulière, ce regard doux-amer porté sur le genre humain, sur les échecs des hommes (Assurance sur la mort, Le Poison, Boulevard du crépuscule, Le Gouffre aux chimères). Sous couvert de comédie, la causticité pointait souvent, la critique aussi d’une société américaine marquée par les conventions et  l’hypocrisie. Il n’était pas tendre non plus avec Hollywood et son usine à rêves parfois frelatés, déjà abordé dans Sunset Boulevard (1950) mais aussi dans Fedora (1978), son avant dernier film, relativement mal accueilli à l’époque et pourtant parfaitement construit et mystérieux.

Si  sa mise en scène « classique » n’est jamais maniérée ou démonstrative, parfois même marquée par une élégance presque austère, elle est toujours extrêmement précise. L’homme de mots savait aussi l’ellipse et le silence lorsque les objets, un décor ou une composition visuelle en disaient plus et mieux que le bavardage. Si « Wilder’s touch », il y a, elle s’enracine dans l’écriture et l’efficacité des scénarios : « Un bon auteur de cinéma, dit-il au cours d’un entretien à la Paris Review, est une sorte de poète qui planifie sa structure comme un artisan. »

A l’exception de Cary Grant –son éternel regret-, il aura dirigé tout le gratin des années 1940 à 1960, Gloria Swanson, Ginger Rogers, Marlene Dietrich, Barbara Stanwyck, Shirley MacLaine, Gary Cooper, Jimmy Stewart, Ray Milland, James Cagney… Fidèle à ses co-scénaristes, il l’aura été également à certains acteurs fétiches : Jack Lemmon qui aura tourné sept films avec lui, William Holden (pour quatre longs métrages), Walter Matthau, Audrey Hepburn (deux) sans oublier l’inoubliable Marilyn Monroe à qui il donnera deux de ses rôles les plus célèbres dans Sept ans de réflexion puis Certains l’aiment chaud. D’où cette image désormais éternelle d’une femme dont la robe se soulève, qui incarne toute la beauté et l’érotisme : dans un souffle et en silence.

Pierre Sorgue

 

7-ANS-DE-REFLEXION-importTom Ewell et Marilyn Monroe dans Sept ans de réflexion