Archéologie Dardennaise (3)
À la rencontre des corps


Posté le 04.07.2016 à 10H09


 

Doit-on être surpris de voir les frères Dardenne réaliser leur premier film d’après d’une pièce de théâtre – et en tirer un film assurément « théâtral » ? C’est oublier leur travail auprès d’Armand Gatti (né en 1924), cinéaste, poète, dramaturge (une quarantaine de pièces). En 1981, les frères l’ont aidé à produire Nous étions tous des noms d’arbre, sur le conflit irlandais, que Gatti tourne en Irlande du Nord. C’est leur « première fois » sur un plateau de cinéma.



Falsch

Quelques annees plus tard, un ami écrivain leur suggère de se plonger dans l’œuvre du dramaturge René Kalisky, Juif belge d’origine polonaise, mort en 1981 à 43 ans. Ses oeuvres ont été beaucoup montées en France par Antoine Vitez, notamment Falsch, une pièce inachevée créée au Théâtre National de Chaillot au printemps 1983 : la rencontre, dans un huis-clos aux allures de « no man’s land » d’un Juif américain, Joe ou Joseph, et des fantômes de sa propre famille, dont les membres berlinois n’ont pas échappé à la Shoah. Après la mémoire du monde ouvrier, la mémoire de l’immigration, c’est au plus grand traumatisme du siècle que s’intéressent les Dardenne.

Trois semaines de tournage, la nuit, une équipe technique qu’il faut apprivoiser et surtout des comédiens – pour la première fois. Les Dardenne, tout au long de leur travail en vidéo, ont recueilli de la parole, filmant souvent en plans fixes des interlocuteurs qui se racontent. Ici, il s’agit d’interprétation et de mouvement. Bruno Cremer remplace Patrick Bauchau, un temps pressenti. « Il avait beaucoup plus d’expérience que nous tous, se souvient Jean-Pierre Dardenne dans la revue Contre Bande. Il ne l’a jamais fait sentir, ni à nous, ni aux autres comédiens belges. Un jour, il nous a donné une leçon formidable, sans nous le dire – on s’en est rendu compte après. La peur te met parfois dans de tels états que tu cherches à toute expliquer, tu noies le comédien dans des explications. Cremer nous a demandé d’arrêter. « Dites-moi où je me mets, si je suis dans le plan. Le texte, je le connais, laissez-moi faire. »

La leçon sera profitable : « On a commencé à comprendre qu’un comédien, c’est un corps et une voix qui sort de ce corps, poursuit Luc Dardenne. Et un regard. Mais on n’en avait pas vraiment conscience. Je ne dirais pas qu’on pensait que les comédiens étaient des porte-praole, que c’étaient des pions à travers lesquels passait la voix, mais quand même. Avec Cremer, on a senti qu’on mettait en scène un corps d’un endroit à un autre, qui doit ou pas toucher un autre corps : il doit prendre l’enfant dans ses bras. Première discussion autour de la place d’un tête d’un enfant sur la tête d’un adulte. » Oui, il y en aura d’autres, des discussions du même genre – et notamment dans L’Enfant. Falsch est sélectionné au Festival de Cannes 1987, section (aujourd’hui disparue) Perspectives du cinéma français. « C’était important de pouvoir se dire : « On a fait un film », continue Luc. Le seul qui a pu se le dire pour plusieurs films, en Belgique, avant nous, c’était André delvaux. On a découvert Chantal Akerman un peu après… » Deux cinéastes belges sont nés d’un coup…

Adrien Dufourquet


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Archéologie Dardennaise (2) À l'écoute du monde

Archéologie Dardennaise (4) Dernier stade avant l'éclosion

 

 


Falsch de Jean-Pierre et Luc Dardenne
Ma 5/07 à 19h