5 fois Agnès


Posté le 02/09.2016 à 11h00


 

C’est une femme à multiples casquettes, cinéaste, plasticienne, photographe – l’exposition Une barrière ouverte, à la Galerie Photo de l’institut ; c’est une femme aux multiples visages. De ses débuts à sa Palme d’or 2015, Agnès Varda a voyagé, milité, exploré, documenté le monde et sa vie. Retour sur quelques facettes choisies.

 Cleo de Cinq à Sept

Agnès 1, la pionnière

« Je n’étais répertoriée nulle part, je n’avais pas de carte professionnelle. Pour chaque film, il fallait une dérogation du CNC. Je n’ai d’ailleurs obtenu ma carte que dix ans plus tard, après avoir tourné trois long métrages et trois courts métrages. Je suis la réalisatrice n°2197. S’il y avait des numéros séparés pour les hommes et les femmes, j’aurais sans doute eu un des numéros de la première dizaine. Germaine Dulac avait-elle même besoin d’une carte ? »

La « nouvelle vague », c’est peut-être elle qui la débute, quelques années avant que l’expression ne soit lancée. « Que faisaient autrefois les jeunes femmes en vacances ? » s’interroge Le Monde en juin 1955 en découvrant La Pointe courte. « De la tapisserie, des poèmes ou des romans. Aujourd'hui elles font des films. » Agnès Varda a 26 ans, elle est la photographe attitrée du TNP de Jean Vilar. C’est à Sète, au bord de l’étang de Thau, qu’elle pose, à l’été 1954, sa caméra noir et blanc muette, filmant pécheurs locaux et couple parisien en bisbille, quelque part entre Rouch et Antonioni. La Pointe courte est un film autoproduit, monté bénévolement par un certain Alain Resnais. Mais c’est Cléo de 5 à 7, déambulation parisienne d’une jeune femme en attente d’un verdict médical, qui la révèle totalement en 1963. Ses amis de la Nouvelle Vague, Godard, Karina, Brialy, etc. participent au « film dans le film », un court burlesque baptisé Les Fiancés du Pont MacDonald.

 

Agnès 2, l’Américaine

« Aux USA, en 1967, on allait de surprise en cliché et de cliché en surprise. On avait connu, lors des promotions de nos films à New York, les taxis jaunes, les écureuils, les hurlements des sirènes roulantes, les boutiques de gadgets, les glaces géantes et les amis instantanés. Mais la Californie se révélait franchement plus typique. Petites touffes de palmiers au bout de troncs comme des mats mous. Motels autour de cours à piscine. Gens de toutes couleurs habillés de toutes couleurs. Marijuana comme si c’était du simple tabac. Mauvais goût et liberté. Les Legrand nous hébergent. Michel travaille avec Streisand. Leur femme de ménage est noire et roule en Cadillac blanche. Leur poolman veut être acteur. »

Deux séjours. À la fin des années 60, Agnès Varda accompagne à Los Angeles Jacques Demy, dont elle partage désormais la vie, qui tourne Model Shop pour la Columbia. De son côté, elle filme les Black Panthers, symbole de l’agitation politique du moment, puis un long métrage, Lions Love, qui accompagne les expérimentations théâtrales, musicales et… vestimentaires – la revendication de la nudité – de l’époque. Mais elle devient surtout l’amie de Jim Harrison – seul adulte invité aux dix ans de Rosalie, sa fille ! -, et Harrison Ford, dîne avec Mae West, George Cukor, Katharine Hepburn. Le « Flower power » côtoie « l’Âge d’or » d’Hollywood. Second séjour, au début des années 1980, où elle tourne Mur murs, documentaire remarqué sur les peintures murales de L.A., portrait de la ville auquel fait écho un film plus intime et plus sombre, Documenteur.

Sans toit ni loi

 

Agnès 3, la féministe

« Le cinéma des femmes commençait. Mes jeunes collègues – arrivant enfin à faire leur premier film – exprimaient tout d’abord leurs plaintes à travers des personnages de femmes révoltées ou mal comprises, furieuses ou soumises. Il s’agissait de filmer un ras-le-bol. J’avais un avantage sur elles : j’étais plus âgée et j’avais déjà fait des films. Je choisi de faire un film pour témoigner de la vitalité des femmes, de leur capacité d’amitié et d’humour dans ce combat pour la contraception. Ce fut L’une chante, l’autre pas. »

Pile dans son époque, L’une chante l’autre pas (1976) raconte, sur quinze ans, l’amitié de deux militantes du planning familial. De retour à Paris, Varda a participé aux manifestations pour le droit à la contraception et à l’avortement. Sa fibre féministe s’impose aussi dans les portraits de femme singuliers qu’elle tournera ensuite : vagabonde qui tente en vain de tracer sa route hors du monde (Sandrine Bonnaire dans Sans toit ni loi, Lion d’or 1984 à la Mostra de Venise) ou actrice frémissante dont Varda capte les rêves et les doutes (Birkin dans Jane B. par Agnès V., en 1987).

 

Agnès 4, l’observatrice

« Ce n’est pas pour dire du mal des acteurs, de leur capacité d’inventer une réalité différente, ni minimiser le travail de ceux qui tournent en studio, mais rien ne m’excite autant que de trouver dans la vie réelle des modèles et des personnages pour les filmer… ou pas. J’aime les regarder se mettre en scène eux-mêmes, écouter comme ils parlent, observer leurs gestes, leurs décors et les objets dont ils s’entourent. On pourrait dire que le réel fait son cinéma. Les gens se déplacent comme si on leur avait indiqué quoi faire. Pour s’en apercevoir, il suffit de ne pas bouger, de seulement rester là un bon moment. En parlant ainsi, je pèse mes mots. C’est un « bon » moment que l’on passe, si l’on aime les gens et leur réalité. »

Quand une fiction ne marche pas aussi bien qu’elle l’espère, c’est dans le documentaire qu’Agnès Varda se régénère : elle en a tourné des courts et des longs, des exotiques – l’Amérique citée plus haut – ou des ultra-locaux, comme Daguerréotypes, en 1975, portrait des commerçants de sa rue (la rue Daguerre, donc) qui offre, quarante ans plus tard, l’image saisissante d’un Paris disparu. La même attention portée aux « gens de peu », la pousse, elle, la « glaneuse » d’images, à suivre ceux qui glanent dans les marchés, dans Les Glaneurs et la Glaneuse, en 2000. Regarder les autres pour mieux se comprendre soi-même, c’est aussi son programme.

 

Jacquot de Nantes

 

Agnès 5, l’hypermnésique

« J’ai rencontré Jacques Demy quand il avait presque trente ans, toutes ses dents et des cheveux bien denses (il avait aussi une quatre-chevaux avec un intérieur si pourri qu’il y avait installé du tissu en fausse panthère). J’ai imaginé le Jacquot de Nantes enfant et adolescent à qui j’ai consacré un long métrage. (…) Certains moments de notre vie commune prennent bien la lumière, d’autres non. Le hasard guide le choix qui me fait piquer tel ou tel de mes souvenirs avec Jacques ou bien c’est l’heure à laquelle j’écris.À l’aube et même avant, l’esprit-furet court plus vite d’une époque à l’autre. »

Il n’y a pas de plus bel acte d’amour, peut-être, que de dire – et de deviner en partie – la biographie intime de l’être aimé : c’est ce qu’Agnès Varda fait pour Jacques Demy dans Jacquot de Nantes. Malade, le cinéaste ne voit pas la version finale du film, qui émeut le Festival de Cannes 1991. Ce travail mémoriel, précis et ludique à la fois, Varda le poursuit avec Les Demoiselles ont eu 25 ans, retour à Rochefort où Demy tourna l’un de ses films les plus célèbres. Et puis, l’âge venant, pourquoi ne pas puiser dans sa propre mémoire ? Formidables Plages d’Agnès (2008), où, comme à son habitude, la cinéaste se raconte en racontant les autres, cinéma à la première personne sans cesse tourné vers autrui.

 

Les citations sont tirées de Varda par Agnès, paru aux Cahiers du Cinéma, 1994