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John-ford-portraitA propos de John Ford par Bertrand Tavernier



L'ampleur des oeuvres de Ford, qualité primordiale sur laquelle il faudrait s'arrêter longtemps, les protège, leur permet de défier le temps : on y brasse un nombre incalculable d'idées, de péripéties, de sentiments et de passions, de paysages aussi, de peuples et de races avec cette générosité qui n'appartient qu'aux auteurs traditionnels. Cette richesse, cette vastitude les sauvent.
La personnalité exceptionnelle de Ford lui permit de surmonter un grand nombre d'obstacles et de signer quelques films amusants (Quatre hommes et une prière, Steamboat 'Round the Bend', l'un des apogées cinématographiques du génial Francis Ford, le frère de John Ford) ou même remarquables, et aussi l'un de ses chefs-d'oeuvre, Vers sa destinée, superbe évocation digne de Plutarque de la jeunesse du président américain. Le vrai génie de Ford est, dans toute une série de films allant de Vers sa destinée à L'Homme qui tua Liberty Valance, en passant par La Prisonnière du désert, Le Convoi des braves, La Charge héroïque.

 

Je voudrais d'abord citer certaines images inoubliables des films de John Ford : John Wayne se protégeant en un geste furtif du soleil ou allant parler sur la tombe de sa femme (La Charge héroïque); le même John Wayne soulevant Natalie Wood et comprenant en quelques secondes l'inutilité de sa haine (La Prisonnière du désert) ; le jeune Lincoln gravissant une colline sous l'orage ; Spencer Tracy rentrant chez lui, solitaire, tandis que la foule acclame son rival (La Dernière Fanfare), un regard mystérieux de Joanne Dru (Le Convoi des braves), autant de points culminants, de moments sublimes qui prouvent mieux que mille autopsies critiques que l'art de Ford est avant tout méditatif. De cela, les distributeurs français n'ont jamais bien pris conscience, qui avec une belle constance ont gratifié ses westerns de titres pompeux, les plaçant de gré ou de force sous le signe de l'épique : Charge héroïque, Poursuite infernale, Chevauchée fantastique… Or rien n'est plus faux, plus éloigné du style véritable de ces œuvres paisibles. “L'épopée, disait Victor Hugo, c'est l'histoire écoutée aux portes de la légende”, ou bien Voltaire : “Les auteurs épiques sont obligés de choisir un héros connu dont le seul nom puisse imposer aux lecteurs, et un point d'histoire qui soit par lui même intéressant.” Ces définitions ne s'appliquent qu'à certaines œuvres de Ford (Vers sa destinée), mais pas à ses westerns. Même Wyatt Earp, héros légendaire, est ramené à des dimensions normales, loin de toute exaltation lyrique (La Poursuite infernale).

 

Les références que fait Ford aux peintres de l'Ouest ne doivent pas être prises à la légère. Il y a chez lui une volonté de rester centré sur un aspect du problème, sur l'une de ses facettes, qui évoque la technique picturale de l'époque. Ne pas désarticuler le récit, ne pas le présenter sous des points de vue divers, et cela non seulement dans ses westerns, mais dans toute son œuvre. Car finalement les westerns de John Ford se rattachent plus à ses autres réalisations qu'à un genre proprement dit ; ils se rattachent à un thème qui semble hanter l'auteur des Cheyennes, le prolongent et le résument ; non seulement bâtir, mener à bien une mission, construire, mais surtout parvenir à posséder une terre, un foyer, un idéal et en sauvegarder l'intégrité. Et aussi se battre pour garder ce que l'on possède, pour en sentir toute la valeur, et cela contre tous les ennemis, hommes ou éléments.

 

Sa générosité tranquille se retrouve chez ses personnages et dans ce débordement de vitalité : les bagarres sont énormes et les moments d'humour aussi. Ford atteint aisément au grandiose quand il nous peint une course de vapeurs échevelée ou la transformation d'un musée de cire en un festival de figures sudistes (Steamboat 'Round the Bend'), les soubresauts causés par les élections dans une petite ville (Le Soleil brille pour tout le monde), ou les tribulations d'un Dan Dailey stupéfait ou complètement ivre à travers la résistance ou les différents états majors (Planqué malgré lui). Mais il sait aussi trouver le trait fulgurant : l'admirable plan des vieilles femmes regardant danser Russell Simpson avec les Navajos (Le Convoi des braves) ; ou burlesque : les apparitions du Chinois dans Quatre hommes et une prière.

 

lhommetranquilleFord est d'ailleurs le maître du changement de rythme, et l'on passe très souvent de la comédie la plus burlesque (contrairement à Hawks) à l'attendrissement ou au lyrisme (les scènes d'amour du Convoi des braves et cette course subite de Joanne Dru, le flash-back de L'Homme tranquille, le lynchage du Soleil brille pour tout le monde, Vers sa destinée, semblables à ces pays fertiles où rien ne signale la présence d'un désert, à ces fleuves majestueux qui soudain s'assèchent ou débordent, à ces ciels changeant à une vitesse incroyable). Car tout, chez Ford, peut être relié à la Nature : ses personnages y sont tellement intégrés et leur comportement semble un tel défi à toute idée de civilisation. Ils imposent peu à peu, entre deux raclées et autres fiestas campagnardes, un bon sens solide, une vision carrée des choses et des problèmes, une sincérité jusque dans la roublardise (combien de personnages ne se prennent-ils pas à leur propre jeu et, voulant tricher avec le destin, se retrouvent pris au piège ?), un amour du travail bien fait mais dont on ne profitera réellement que beaucoup plus tard, pareil à ces paysans qui plantent des arbres en sachant très bien qu'ils n'en verront jamais les fruits.

 

Les héros de Ford sont des paysans et son cinéma est un cinéma de paysan. C'est une vaste saga agrarienne qui nous est contée, à travers laquelle court un même thème : défricher, cultiver, posséder, agrandir ce qu'on possède, former une société, puis en bannir les éléments mauvais, et tout cela à partir d'une emprise sur la terre. Du paysan, les héros de Ford ont le caractère, et cela quels que soient leur extraction, leur milieu social. Transplantés dans les villes, ils garderont leurs caractéristiques propres et mèneront toujours le même combat. Les protagonistes peuvent être des paysans irlandais, des fermiers, des mineurs gallois, des familles américaines, des militaires, et le combat se dérouler à l'échelle d'un Etat, d'une petite ville, ou plus simplement d'un foyer et avoir pour but un pays, un domaine ou même un rocking-chair (Hank Worden dans La Prisonnière du désert), le sens du combat reste identique. La famille Joad des Raisins de la colère et les cavaliers de La Charge héroïque mènent la lutte, et dans le même esprit…
Les héros de Ford vieillissent avec son œuvre et le succès ne vient plus comme avant couronner leurs efforts (Spencer Tracy dans La Dernière Fanfare, John Wayne dans L'Homme qui tua Liberty Valance ou La Prisonnière du désert). Le dernier plan de Liberty Valance nous montre un vieillard qui pleure. Le doute s'insinue et avec le doute la tristesse.
Peut-être aussi que Ford a pris conscience de son propre déracinement, de son propre exil à l'intérieur d'Hollywood, du cinéma américain (exil que partagent à des titres divers Walsh et McCarey). Peut-être s'est-il rendu compte que son oeuvre demeurait inébranlable, comme ces rochers de Monument Valley, qu'elle n'avait jamais changé et ne changerait sans doute jamais, mais que tout, autour d'elle, disparaissait, s'effondrait ou se transformait, et qu'il ne restait plus que quelques rochers immenses, perdus au milieu d'un immense désert.

« La Chevauchée de Sganarelle », Amis américains (Institut Lumière/Actes Sud, 2008)

 

Lapoursuiteinfernale lesraisinsdelacolere
La poursuite infernale (1946) Les Raisins de la colère  (1940)

 

Pour en savoir plus:

» Extraits
» Revue de presse américaine
» Filmographie

 

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