« SI TU VEUX TE NETTOYER LES CROCHETS… »
Truand selon Becker, plus vrai que nature


Posté le 08.06.2017 à 11H


 

Le bruit des biscottes… L’extrême singularité de Touchez pas au Grisbi, de Jacques Becker, 1954, dans le paysage du film policier français d’après-guerre, n’est jamais autant perceptible que dans cette scène-là. On est à mi-film, Jean Gabin, alias Max, sent que le vent tourne mal, vu que son vieil ami et complice Riton, joué par René Dary, a eu la langue un peu trop bien pendue, surtout avec ces dames. Les lingots qu’ils ont piqué à Orly attirent les convoitises, il est temps se planquer, les voilà tous deux dans une garçonnière discrète, près de la Porte des Ternes. Un petit deux-pièces – l’un dormira sur le canapé.

 

TOUCHEZ PAS AU GRISBI 1953 09

 

Gabin débouche une bouteille d’un vin blanc qu’on lui envoie de Nantes – on parierait pour un Muscadet – sort un paquet de biscottes, une boite de pâté : les deux amis se retrouvent là, à manger dans le salon, et pendant que Gabin récapitule enfin la situation (« J’t’expliquerai un peu plus tard » est sa réplique récurrente du film), ils mastiquent. Et ça craque sous la dent… Plus tard, Gabin, prévoyant, tendra à son poteau un pyjama propre et une brosse à dents, précisant que si l’autre « veut se nettoyer les crochets », il y a du dentifrice sur le lavabo. Là, aussi, le bruit de la brosse sur les "ratiches", pour parler comme eux, est un moment de temps suspendu. Etre gangster, c’est aussi être un homme comme les autres, entre chaque éclat de l’action – laquelle est rare mais brutale.

Jean Gabin – qui, en relative perte de vitesse, n’avait eu le rôle que parce que Daniel Gélin, l’acteur-fétiche de Becker, l’avait refusé – est énorme, si vous me passez encore l’expression. Il est raccord avec le tempo du film, qui insiste sur les temps morts, la vie quotidienne, le détour : détour par la boite de nuit, où dansent les "poules" de Max et Riton, détour par le poulet rôti de Madame Bouche, la patronne du resto qui n’accueille pas les "caves". Il prend son temps, Jean, rappelant à Riton que l’âge vient, et avec lui les poches sous les yeux, le double menton. Les voilà trop vieux pour attendre "leurs" filles, après qu’elles ont raccompagné leur client de la nuit… D’ailleurs Jeanne Moreau, juvénile, est déjà dans les bras de Lino Ventura, que Becker a trouvé près des tapis de lutte.

« La beauté des personnages du Grisbi vient de leur mutisme, de l’économie de leurs gestes écrit à l’époque un futur cinéaste, le jeune François Truffaut : ils ne parlent ou n’agissent que pour dire et faire l’essentiel ; comme Monsieur Teste, Becker tue en eux la marionnette. Aussi bien le véritable sujet est-il le vieillissement et l’amitié. Ce thème transparaissait dans le livre de Simonin mais peu de scénaristes l’eussent su déceler et amener au premier plan, rejetant au second l’action violente et le pittoresque. Simonin a quarente-neuf ans, Becker quarante-huit, Le Grisbi est un film sur la cinquantaine. À la fin Max – comme Becker – chausse des lunettes « pour lire ». On ne saurait mieux dire.

 

Adrien Dufourquet

 


Touchez pas au grisbi de Jacques Becker (1954)
Mardi 14 juin à 19h, samedi 17 juin à 16h15 et dimanche 18 juin à 14h30