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Le Jour se lève, par Claude Sautet

    Je suis né en 1924. Je n’ai vraiment aimé aller de moi-même au cinéma qu’à partir de 1945. Je n’ai jamais été un vrai cinéphile : lorsqu’un film me touchait, j’avais besoin de le revoir plusieurs fois pour conserver l’émotion qu’il m’avait procurée. Ainsi passaient souvent plusieurs semaines avant l’envie d’en voir un autre. De Citizen Kane aux chefs d’œuvre de Renoir, beaucoup de films m’ont écrasé par leur puissance, leur maîtrise, leur modernité, mais, à l’époque, il s’en est trouvé un que j’ai vu dix-sept fois en un mois : Le jour se lève. Je l’ai d’abord vu seul quatre fois le même jour, quittant la salle ébloui, étranglé par une douleur et un plaisir que je ne pouvais expliquer. Après, je n’ai eu de cesse d’y entraîner mes amis et amies l’un après l’autre, savourant la joie sadique de les voir ressortir terrassés et silencieux. L’un d’eux pourtant avait su trouver des phrases, des mots sur la structure, le style photographique, le contexte, le détail, etc., que je devais retrouver un soir, au ciné-club, dans la bouche d’André Bazin décortiquant le film les larmes aux yeux.

    Les années ont passé. Je suis devenu cinéaste, et bien que ce film n’ait eu aucune influence directe sur mon travail, il reste l’élément décisif qui me fit basculer dans ce métier étrange.

    Il y a un an, j’ai revu Le jour se lève avec la crainte habituelle d’être déçu. Le mirage s’était-il évanoui ? Ne s’agissait-il que d’une fascination de jeunesse ? Non. L’effet crépusculaire était toujours là. Intact. A son apogée, dans tous les sens du terme : historique, politique et esthétique. Un sommet… et donc un point final. Et c’est sans doute pourquoi cet « objet parfait » ne pouvait faire école, et les cinéastes qui l’ont regardé comme un modèle se sont tous fourvoyés, tandis que d’autres, au contraire, l’ont rejeté comme un produit figé. Mort. Une sorte de repoussoir académique. Polémique inusable, compréhensible et maintenant dépassée.

    J’ai toujours souffert du succès public et médiatique rencontré inlassablement par Le Quai des brumes et Les Enfants du paradis alors que Le jour se lève, resté dans l’ombre, reste pour moi, et de loin, le plus accompli des films du fameux tandem Carné-Prévert. Peut-être parce que le plus « daté »… Le film est tourné en 1939, entre la chute du Front populaire et l’effrayante Guerre mondiale, et dans le fragile no man’s land d’un studio se trouve réuni un petit groupe d’artistes sensibles, habiles et inspirés, dont on ne se lasse pas de citer les noms : Jacques Viot, Jacques Prévert, Curt Courant, Alexandre Trauner, Maurice Jaubert, dont la musique est peut-être sa moins mélodique, mais sa plus « cinématographique », et bien sûr Marcel Carné, au plus affiné, au plus mûr, ciment essentiel. Et puis Gabin, si beau, si triste, Arletty, jamais aussi « vraie », et surtout Jules Berry, le Jules Berry du Crime de Monsieur Lange, dans son plus grand rôle.

    Et ma mémoire ne peut contourner ces premières minutes… l’aube sur ce petit immeuble de banlieue, vertical, cette porte palière banale, transfigurée et inquiétante, au-delà de laquelle on perçoit le bruit d’un coup de feu… puis la voix lasse de Gabin : « T’es bien avancé maintenant… », et la réponse étouffée : « Et toi ! » Puis cette porte qui s’ouvre et le corps de Berry qui déboule et tombe dans l’escalier… Et bientôt sur la fameuse « photo » de Gabin derrière la vitre, cette voix intime et fatale : « Et pourtant, hier, souviens-toi… », qui ouvre cet extraordinaire flash-back.

    Les modes passent et Le jour se lève reste un chef d’œuvre toujours noyé dans sa gloire obscure.

    Ainsi vogue le navire.

 

Claude Sautet

Texte paru dans la revue Positif

En savoir plus sur les séances du film à l’Institut Lumière.

 

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