CONSEIL CONJUGAL
Tom et Nicole sous l'œil de Kubrick


Posté le 02.11.2016 à 14h


 

Quelques années séparent Entretien avec un vampire (Neil Jordan, 1994) et Eyes Wide Shut, mais il est difficile de ne pas voir les premières séquences du film de Stanley Kubrick (1999) comme une histoire de morts-vivants – et même un bal des vampires.

 

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À la grande soirée donnée par Victor Ziegler (alias Sydney Pollack), les beaux époux Harford (Tom Cruise et Nicole Kidman) expérimentent sans le savoir tout ce qui arrive aux jeunes gens naïfs égarés dans une résidence des Carpathes : Madame est invitée à danser par un certain Sandor Szavost (plus magyar comme patronyme, ça n'existe pas), dont l’âge doit se compter en siècles, et qui exerce sur sa partenaire une étrange séduction mâtinée d’hypnose (et d’alcool).

Monsieur est entouré de jeunes femmes comme celles qu’on trouve dans tous les bons Dracula – celui de Tod Browning comme celui de Francis Ford Coppola – des « fiancées du vampire » qui ont très envie de mordiller quelques parties de son corps. Il ne leur échappera qu’en allant dans les étages soigner une femme dévêtue, pas tout à fait morte, mais bien mal en point : abus de drogue, pense-t-il, mais lui a-t-il seulement inspecté le cou… ?

De fait le grand manitou manipulateur, le plus vampire de tous, est assis là-bas derrière la caméra : Stanley Kubrick a 68 ans quand il lance en novembre 1996 le premier « Moteur ! » de son adaptation de La Nouvelle rêvée d’Arthur Schnitzler, un projet de trente ans. Cette exploration des fantasmes de deux époux – dangereux pour leur mariage s’ils sont dits ou vécus…, cette plongée dans les zones troubles des désirs secrets, le cinéaste a longtemps rêvé d’en faire une comédie, avec Steve Martin, notamment.

Mais il a trouvé mieux : convoquer, à la demande du patron de Warner Bros, qui sait ce que ça va lui coûter et veut des têtes d’affiche, le couple-star du cinéma mondial d’alors, Tom Cruise et Nicole Kidman, mariés depuis 1990, déjà deux films ensemble (oubliables : Jours de tonnerre et Horizons lointains). Demander à un couple à succès d’incarner un couple à succès, plonger ses personnages dans une crise amoureuse en voyant l’effet que ça aura sur les vraies personnes : bref, jouer, en virtuose, de l’ambiguité entre réalité et fiction.

 

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Le tournage durera plus de quinze mois, avec plusieurs pauses, et son effet sera double. D’abord, accoucher d’un film fascinant, devenu œuvre testamentaire, puisque le cinéaste meurt brutalement le 7 mars 1999, quelques jours après avoir dévoilé le film à ses deux stars. Ensuite, avoir la peau d’un couple : Tom Cruise quittera Nicole Kidman, presque à l’improviste, au tout début de l’année 2001, mais le couple est en crise depuis plusieurs mois, et le ferment de la séparation se trouve pendant le tournage à rallonges.

Notamment à cause d’un acteur inconnu, nommé Gary Goba, dont Eyes Wide Shut reste l’unique apparition sur grand écran. Le comédien en question croit avoir été engagé pour une « frime », une figuration en uniforme de la marine américaine. Mais son rôle est essentiel : il joue le fantasme ultime de Madame Harford, l’homme croisé un jour pour qui elle aurait pu tout quitter. Il n’apparaît à l’écran que dans l’esprit du mari vexé qui l’imagine en train de faire l’amour à sa femme. Ces quelques secondes de pellicule réclament plusieurs semaines de corps-à-corps dénudés : un catalogue de positions torrides orchestrées par un Kubrick bien pervers. Nicole Kidman s'y plie sans moufter. Tom Cruise n’est pas invité sur le plateau. Comme son personnage, il en est réduit à imaginer. Charmant.

Déjà, Cruise a beaucoup moins supporté que son épouse et partenaire les mois de prison dorée dans les environs de Londres, où Kubrick a reconstitué le New York de Eyes Wide Shut. On tourne et on retourne : Sydney Pollack a remplacé Harvey Keitel pour des raisons obscures, Jennifer Jason Leigh quitte le film à cause d’un autre engagement. À chaque fois, il faut refaire leurs scènes et ça n’en finit jamais.

 

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Nicole lit, voit des amis – que Tom n’apprécie que moyennement, comme le couturier John Galliano. Elle possède la curiosité, la liberté de son personnage ; lui garde le malaise du jeune docteur Harford, cet air d’adolescent docile, toujours craintif de ses propres audaces. La presse anglaise fait ce qu’elle sait faire depuis toujours : cancaner, calomnier. Sur la sexualité de Tom Cruise, sur les liens du couple. Tom en a marre. La réalité du tournage rejoint la fiction du film, sans doute Kubrick se frotte-t-il les mains.

Eyes Wide Shut est la grande fierté artistique de Tom Cruise, qui s’impliquera énormément dans la sortie, après la mort du cinéaste, veillera au respect des indications laissées par Kubrick. Pas sûr que le mariage de la superstar stratège de sa carrière et de l’Australienne aventureuse ait été amené à durer, mais le film en précipite la fin. Le film garde cette trace-là : en plus de son récit, il est un documentaire sur un amour qui se lézarde. Effrayant et fascinant à la fois.

 

Adrien Dufourquet