PERCHE ET CINÉMA
Quand, enfin, Keaton engagea un cascadeur


Posté le 16.01.2016 à 11H


 

Ce sont des images du passé qu'il faut scruter soigneusement. Elles ont presque cent ans. Un type musclé vêtu d'un maillot rayé court d'une belle foulée. Au bout de quelques secondes, il incline légèrement la perche qu'il tient à mi-hauteur pour mettre l'extrémité arrière au niveau de la taille. Cut. On le retrouve en plan large, soigneusement raccord : il arme son saut, la perche — moins flexible qu'aujourd'hui  bien fichée dans le sol, s'élance pour s'engouffrer par la fenêtre d'une maison maison. Nouveau cut : le voilà qui se reçoit en roulé-boulé sur le sol d'une chambre...

 

 

C'est quasiment la scène finale de Sportif par amour, de James W. Horne avec Buster Keaton (1927). C'est bien Keaton dans le premier et le troisième plans, mais ce perchiste un peu moins brun, un peu plus grand, qu'on voit effectuer le saut, ce n'est pas lui, mais Lee Barnes, champion olympique de la discipline — à l'époque une spécialité américaine. On saute alors aux alentours de 4m30 : c'est le record du monde qu'établira Barnes quelques mois après le tournage du film et qui tiendra quatre ans  on a gagné moins de deux mètres en presque un siècle et on ne gagnera pas beaucoup plus...

Lee Barnes a 21 ans à peine, Keaton en a 32  : ce sont des hommes jeunes qui font de l'exercice  et accessoirement du cinéma. La bonne raison de se souvenir du premier, outre son inscription dans l'histoire du sport, c'est qu'il est officiellement le seul cascadeur jamais engagé par Buster Keaton. Le cinéaste-gagman était, on le sait, Le Garçon incassable, pour reprendre le titre du beau récit de Florence Seyvos (Editions de l'Olivier) qui lui est partiellement consacré : physiquement projeté dès son plus jeune âge aux quatre coins du music-hall où se produisaient ses parents, expert dans l'art de ne pas (trop) se blesser à chaque chute. Il exécuta toujours seul les cascades de ses films, même quand il s'agissait de surnager dans des rapides, de sauter d'un train en marche ou de barrer avec son corps  puisque le gouvernail a disparu  le bateau d'une course d'aviron.

Dans Sportif par amour, il feint de ne pas l'être (sportif) pour mieux aligner un parcours de pentathlonien : demi-fond, course de haies, saut en longueur, etc. Et cette épreuve de la perche qui demande un vrai savoir-faire et pour lequel, pour une fois, il passe la main. À la colleuse, c'est émouvant et c'est magique, une image 35mm après l'autre, Buster Keaton devient Lee Barnes, qui redevient Buster Keaton. Dans la superbe restauration numérique de Lobster Films, ça marche aussi.

Florence Seyvos a imaginé (ou pas) la conversation de Keaton avec un docteur, qui compte les fractures plus ou moins récollées : "Pourquoi n'avez-vous jamais embauché de cascadeur ? demande le médecin. Parce qu'un cascadeur n'est pas drôle, répond Keaton." L'utopie, une idée folle, eût été que Keaton allât chercher en Europe un autre perchiste amateur, de l'âge exact de Lee Barnes : un sportif de bonne famille qui pratiquait le saut à la perche et la course automobile. Il avait deux ans de moins que Lee Barnes, n'a pas concouru aux Jeux Olympiques : il s'appelait Manoel de Oliveira. Décidément, la perche, au cinéma, ce n'est pas que l'affaire de l'ingénieur du son...

 

Adrien Dufourquet

 

 


 

Sportif par amour / Collegede James W. Horne (1927)
Ciné-concert à l'Auditorium
Mercredi 18 janvier à 15h et jeudi 19 janvier à 20h