MIKIO NARUSE, CINÉASTE FÉMINISTE
Nuages d'été, ou l'art de la conversation paysanne

Posté le 09.02.2016 à 11H

Un homme et une femme discutent. Il est un peu plus âgé qu'elle. Ils parlent de l'avenir, souvent problématique, mais aussi du passé, et de la somme de regrets qu'il engage. C'est une conversation à armes égales – même si souvent, la femme raisonne l'homme, et qu'elle paraît, quel que soit son âge, plus lucide ou plus résignée. C'est un vrai débat d'idées, il y a des décisions à prendre, des conseils à écouter. Ce type de scène revient régulièrement dans les films de Mikio Naruse, dont les personnages ne cessent de réfléchir à ce qui leur arrive (ou à ce qui ne leur arrive pas), au cours, trop paisible ou trop tumultueux, de leur existence.

Dans Nuages d'été, la discussion a lieu, au mitan du film, entre le vieux paysan, Watsuke, et sa belle-soeur, Yae. Mais Watsuke pourrait être son beau-père, puisque l'on trouve un dialogue du même genre dans Le Grondement de la montagne, entre le chef de famille et sa bru. Ici, Watsuke prépare le mariage de son fils aîné, le seul à vouloir continuer à travailler sur l'exploitation familiale ; Yae lui répond tout en arrosant les semis, préparant le thé, allumant une cigarette. Elle luit avec l'expérience un peu amère d'une veuve de paysan – chez Naruse, comme dans beaucoup de films japonais d'après-guerre, la moitié des femmes ont perdu leur époux au front – s'exténuant à tenir la maison. Yae a même pris un second emploi en assistant un journaliste de la ville venu faire un reportage sur la récente réforme agraire.

Faut-il vraiment s'endetter pour le mariage ? Faut-il aussi accepter que les autres enfants quittent la terre, attirés par une existence urbaine de salary man ? Faut-il se résoudre à ce que le pays change ? "Depuis longtemps, ils en rêvaient de la ville et de ses secrets, du formica et du ciné" chante Jean Ferrat, à peu près à la même époque, à des milliers de kilomètres de là. Et d'ailleurs on a vu les plus jeunes – notamment ce jeune employé de banque qui refusera un prêt à son père – se ruer au cinéma de la ville et dîner avec des... couverts occidentaux.

La direction d'acteurs de Mikio Naruse est admirable – ou peut-être les comédiens japonais sont-ils exceptionnels. C'est Ganjiro Nakamura qui joue le "vieux" Watsuke. Cet ancien interprète de kabuki, à la gestuelle expressive, tourne le dos au cliché du chef de famille autoritaire : il est entêté mais pétri de doutes, raide mais attendrissant. Face à lui, Chikage Awashima, qu'on a vue chez Ozu (Printemps précoce, Le Goût du thé vert) est admirable : "sa" Yae à la beauté de cristal est une femme d'une intelligence aigüe, qui analyse les situations avec une inexorable précision. Elle mène le bal, comme souvent les personnages féminins chez Naruse. Mais dans ce premier film en couleurs, où les êtres semblent minuscules face à la beauté du paysage, elle est aussi la fleur qui lentement se fane : son histoire secrète avec un homme marié – une histoire que Naruse montre de façon étonnamment explicite – est vouée à l'échec... C'est poignant.

Adrien Dufourquet

Nuages d'été de Mikio Naruse (1958)
Jeudi 9 février à 21h et samedi 11 à 18h15