MALHEUR À OSAKA
Le Repas, ou le Japon sous la caméra-microscope de Mikio Naruse


Posté le 20.02.2017 à 11H


 

Le Repas est un film que Mikio Naruse n’aurait pas dû réaliser. Le scénario est tiré du dernier livre de la grande romancière Fumiko Hayashi, que sa mort a laissé inachevé. Il est promis au cinéaste Chiba Yasuki, dont la renommée n’a pas dépassé les frontières du Japon, mais que la Toho tient en très grande estime. Quand celui-ci tombe malade, le studio, non sans une certaine réticence, confie le projet à Naruse, qui n’a connu aucun succès notable depuis l’avant-guerre. Bonne pioche ! Non seulement le film est admirable, mais il mènera le cinéaste sur le chemin de ses grandes œuvres des années 50.

 

C’est un portrait de femme. Encore… Avec les caractéristiques propres au cinéma de Naruse : les couples mal assortis, les sentiments que l’on tait, les doutes sur la conduite à tenir – la seule certitude des personnages est souvent celle de leur malheur , voire la sagesse tardive du renoncement au bonheur. Tout cela est exposé con sordino, comme disent les musiciens : comprenez en sourdine, sans tapage.

 

 

La petite musique est intime et d’ailleurs, elle s’exprime par une voix off, dès le début du film. Qui, très franchement, pose le problème d’emblée : dans les quartiers sud d’Osaka, au lendemain de la guerre meurtrière, Michiyo n’en peut plus d’être la femme au foyer qui cuisine sans cesse le repas pour un homme qui semble ne plus l’aimer. « On mange ? » demande le mari. « C’est tout ce que tu sais dire quand tu me regardes » lui répond Michiyo, joué par la géniale Setsuko Hara, qui sera trois ans plus tard l’héroïne du Grondement de la montagne.

L’irruption surprise de la nièce de son mari, plus jeune, plus coquette, moins inhibée, jette encore un peu plus le trouble au sein du foyer. La "fille qui fugue" semble être le double, pour qui tout est possible, de la "fille mal mariée", prisonnière de son rituel aliénant, pour qui rien n’est permis. Mikio Naruse est ici un maître observateur des espoirs – souvent déçus – et des regrets de ses personnages. Il traque, comme avec un microscope, le petit monde qui s’agite : celui de ce "village" au cœur d’Osaka, où les privations d’après-guerre rendent tragique le vol d’une paire de chaussures ; celui de cette famille tokyoïte où Michiyo trouve un refuge provisoire. "Gens de peu" qui s’entraident…

La caméra-microscope est ici chargée d’une empathie communicative, comme si chacun des personnages méritaient l’indulgence – y compris le mari négligent. C’est ce qui différencie Le Repas des mélodrames de Douglas Sirk, auquel, parfois, on le comparera. C’est plutôt du côté du Voyage en Italie, que Rossellini signe trois ans plus tard, que le dénouement nous entraînerait : après la guerre et ses horreurs, après la Shoah et la bombe, c’est quoi l’utopie d’un couple ? La question ne connaît pas de réponse, parce que personne n’est plus sûr de rien. « Le film est comme le graphique des incertitudes des personnages » écrit brillamment Jacques Lourcelles dans son Dictionnaire du cinéma. Ces personnages-là sont nos frères.

 

Adrien Durfourquet

 

 


Le Repas de Mikio Naruse (1951)
Mardi 22 février à 21h, vendredi 24 à 19h et samedi 25 à 16h30