MOUJIKS ET KOULAKS
Le film sur les kolkhozes qui agaça Staline…


Posté le 09.05.2016 à 11H


 

Entre le tournage d’un film et sa sortie, il peut s’écouler plusieurs mois : Alexandre Dovjenko (1894-1956) en fait l’amère expérience avec La Terre, hymne à la collectivisation des campagnes ukrainiennes – et soviétiques. Les prises de vue commencent à l’été 1929, mais, lors de la première projection à Moscou, en mars 1930, la Pravda fustige la tiédeur du film. La NEP, cette pause dans la construction du socialisme décidée par Lénine, n’est plus qu’un lointain souvenir : Staline s’en prend désormais aux "koulaks", les derniers petits propriétaires terriens, que Dovjenko, aux yeux du critique officiel, ne montre pas sous un jour assez menaçant.

 

TERRE 01

 

Le coup de grâce est porté par le poète Demian Bedny, réputé pour être l’un des écrivains préférés de Staline, et ayant donc l’oreille de celui-ci : il juge La Terre « cynique et artificielle » puis porte l’estocade : « un film de koulak »… Blessé et sans doute effrayé, Dovjenko part alors en voyage d’études à l’Ouest, apprendre les rudiments du cinéma parlant…

Près d’un siècle plus tard, le film, qui fait l’éloge de la mécanisation des kolkhozes a bien du mal à paraître contre-révolutionnaire... Les "koulaks" sont des assassins d’un autre temps, l’avenir radieux réside dans la production collective, bien aidée par un tracteur flambant neuf : « On sera heureux avec les machines » s’exclament les paysans – via un intertitre, le film est muet. La Révolution, ce sont bien les Soviets plus le diesel…

Mais Dovjenko est un artiste et non pas un fonctionnaire de la propagande stalinienne. Ce qu’il filme, ce sont les fruits de la terre et le bonheur qu’ils apportent à l’homme : magnifiques séquences d’ouverture qui montrent un vieillard mordre dans une poire, une femme porter des fruits… Les cadrages façon portrait, l’éclairage qui magnifie les traits des "modèles" renvoient à une iconographie classique, enrichie par des siècles de peinture post-caravagesque ; et si Dovjenko lui substitue pendant quelques scènes une iconographie socialiste, poses altières et poings levés, c’est finalement plus fort que lui : le film se conclut comme il a commencé, par l’exaltation d’un Eden plus fort que toutes les idéologies. Il y a du Terrence Malick dans ce Dovjenko-là...

Cette peinture du monde paysan, Dovjenko est allée la puiser dans ses propres souvenirs : il est le fils d’un petit paysan ukrainien, il connaît le prix de la vie, puisqu’il est l’un des deux seuls survivants d’une fratrie de quatorze, décimée par les épidémies. Longtemps, il est Ukrainien avant d’être communiste, combattant même l’armée rouge venue mettre la province sous le joug bolchévique. Il passe du coup quelques mois en prison. Cinéaste, il l’est aussi sur le tard, puisqu’il a été enseignant, puis peintre et illustrateur, publiant des dessins satiriques dans la presse de l’époque. La puissance graphique de La Terre doit beaucoup à ce goût pour la composition des images, voire à leur puissance "cartoonesque" – certains plans semblent sortis d’un roman graphique, comme celui du paysan qui court à côté du tracteur… Dovjenko, "bédéaste" panthéiste passé au cinéma ? De quoi faire rugir la censure Stalinienne !

 

Adrien Dufourquet

 


La Terre d'Alexandre Dovjenko (1930)
Mardi 9 mai à 19h et samedi 17 juin à 18h15