COMEDIE CONJUGALE ET ANTI-NAZISME
La Femme de l’année ou l'histoire d’un programme commun


Posté le 30.01.2017 à 11H


 

Dans La Femme de l’année (1942), chacun a ses raisons – ou plutôt son programme. C’est cette conjonction de désirs qui en fait une comédie singulière, souvent irrésistible.

 

Annex Hepburn Katharine Woman Of The Year 04

 

Programme n°1 : devenir une star. C’est celui de Katharine Hepburn, qui a surmonté ses échecs des années 30, films qui font flop, conduite personnelle jugée incompatible avec les codes en vigueur à Hollywood. Elle est repartie à l’Est, elle a triomphé sur les planches dans Philadelphia Story, qui sera un film à succès (Indiscrétions de George Cukor, 1940).

La Femme de l’année doit être l’étape d’après : le succès au box-office sera à peu près le même (3 millions de dollars de l’époque), mais Miss Hepburn est volontairement érotisée, voire transformée en gravure de mode par les robes très épaulées d’Adrian, d’extravagants chapeaux, une coiffure sophistiquée qu’elle ne cesse de remettre en place. Vous avez connu Katharine Hepburn en garçon manqué – voire en garçon tout court dans Sylvia Scarlett, la voilà enfin en femme.

Et même une femme moderne, libérée, sûre de son charme : dans l’histoire imaginée par Garson Kanin, elle est Tess Harding, une éditorialiste de politique internationale proche des puissants, qui peut avoir Monsieur ou Madame Roosevelt au téléphone quand bon lui semble, connaît les ambassadeurs en poste en Europe, dénonce la montée du nazisme et accueille à bras ouverts  et en parfaite polyglotte , les réfugiés venus d’Europe de l’Est. Dans le même journal, gigantesque comme l’étaient les quotidiens à l’âge d’or de la presse, Sam Craig est un chroniqueur sportif d’expérience, porté sur la boxe et le baseball. Ils ne s’aiment pas, se parlent par éditos interposés, ils vont tomber dans les bras de l’un de l’autre. Non sans épreuves à surmonter…

 

 

L’épreuve principale, c’est que la mondaine cosmopolite, élue "femme de l’année" se soumette à une american way of life qui la voudrait en femme soumise, aimante, sacrifiant, sans doute, sa vie professionnelle à sa vie conjugale. C’est ce qui paraît un peu daté dans la deuxième partie du film. Mais pour George Stevens, qu’Hepburn est allée chercher, jugeant son ami Cukor « pas assez masculin » pour le projet, l’histoire est ailleurs : il s’agit – programme n°2 – "d’américaniser" toute l’attention à l’actualité internationale, et donc toute la lutte anti-nazie qu’incarne le personnage féminin.

C’est la thèse de Marilyn Ann Moss, l’une des biographes de George Stevens (Giant : George Stevens, a life on film). La Femme de l’année est tourné juste avant Pearl Harbor, alors que les États-Unis ne sont pas encore entrés en guerre, mais Hollywood manifeste depuis longtemps son hostilité au régime hitlérien. George Stevens, raconte Moss, a été frappé et effrayé par la vision du Triomphe de la volonté de Leni Riefenstahl – il juge la puissance allemande quasi-invincible. C’est un homme engagé, qui mettra même sa carrière de côté pour rejoindre l’armée américaine en Europe. Il faut prévenir le pays que le monde est en danger.

C’est lui qui change la fin du film, de façon essentielle : Katharine Hepburn est une "mauvaise épouse" non pas parce qu’elle a un métier, de l’ambition, des relations ; mais parce que les gestes du quotidien lui échappent. Pour le malheur de son mari, mais surtout pour le sien… Car c’est dans sa propre vie que le déséquilibre public/privé est insupportable. Quand elle aura trouvé cet équilibre, elle gardera son mari : il l’aura "ramenée à la raison", mais son combat politique n’en sera pas moins pertinent...

George Stevens a imaginé une géniale séquence de comique slapstick où Hepburn se bat contre les appareils domestiques d’une cuisine. Elle est incapable de préparer un petit déjeuner : une absurde dose de levure gonfle le gaufrier de façon improbable, les toasts sautent à travers la pièce, le café mousse. Il ne faut pas oublier que le cinéaste avait commencé par filmer Stan Laurel multiplier les bévues sous le regard atterré et effrayé d’Oliver Hardy. D’ailleurs, Hardy est dans la pièce, mais il s’appelle Spencer Tracy, témoin muet des catastrophes en cour. À lui, le programme n°3 : tomber amoureux… Car c’est sur ce film que Tracy et Hepburn se rencontrent : il est marié, elle aime les filles, mais cette histoire-là tiendra plus longtemps qu’aucune autre, à l’écran et à la vie. La séduction qu’elle dégage, l’air sincèrement énamouré qu’il affiche sont quelques-uns des bonheurs qu’offre le film. Et c’est pour la bonne cause de la démocratie mondiale ! Programme rempli pour tout le monde, y compris pour le spectateur…

 

Adrien Dufourquet

 


 

La Femme de l'année de George Stevens (1942)
Mercredi 1er février à 21h et dimanche 5 à 16h30